Comenius, ou l'Art sacré de l'éducation : L'école des femmes
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Comenius, ou l’Art sacré de l’éducation : L’école des femmes

Avec Comenius, JEAN BÉDARD achève sa trilogie sur les grands débats de pensée du Moyen Âge et de la Renaissance. L’auteur de Maître Eckhart s’intéresse cette fois au philosophe tchèque Jan Amos Komenský, qui prônait une pédagogique douce, à l’enseigne du féminin…

Dans le paysage littéraire québécois, Jean Bédard fait figure d’animal rare. Cet intervenant auprès de la jeunesse en difficulté du Bas-Saint-Laurent, auteur d’un essai intitulé Familles en détresse sociale (2001), est également un philosophe érudit et un romancier. Avec Maître Eckhart (Stock, 1998), récit consacré à un grand mystique dominicain pourchassé par l’Inquisition pour avoir prêché l’égalité des hommes et des femmes, Bédard s’appropriait le genre typiquement européen du roman historique, nous rappelant Umberto Eco et le Robert Merle de Fortune de France.

Salué par la critique québécoise et française, Maître Eckhart inaugurait ce que l’auteur présente comme une trilogie sur les grands débats de pensée du Moyen Âge et de la Renaissance, trilogie qui s’est poursuivie en 2001 avec Nicolas de Cues (l’Hexagone), et qui prend fin cette année avec la parution de Comenius (aux Éditions Jean-Claude Lattès). Comenius était le nom latin donné au philosophe tchèque Jan Amos Komenský (1592-1670), considéré par Michelet comme le "Galilée de l’éducation", et dont l’ouvrage La Grande Didactique était perçu par plusieurs savants de son époque comme le "discours de la méthode" en pédagogie.

Le récit, consacré à la deuxième moitié de la vie mouvementée de ce penseur, débute en 1648, année où furent signés les traités de Westphalie qui mettaient fin à la guerre de Trente Ans et qui inauguraient la recatholicisation de l’Europe centrale. Comenius est alors révérend de l’Église de l’Unité des Frères moraves, une secte descendant des disciples de Jan Hus et apparue bien avant la Réforme protestante. Pour lui, comme pour les autres réformés, les traités, qui font de l’hérésie un crime contre l’État, signifient rien de moins que l’abolition de la liberté de pensée.

Débute pour Comenius et sa fille Élisabeth (narratrice et véritable héroïne du roman) une errance qui les mènera de la Bohème aux Pays-Bas, en passant par la Hongrie, l’Autriche et la Prusse. À chaque arrêt, protégés par des mécènes, le père et la fille fondent des écoles. Comenius y prône une pédagogie basée sur le caractère sacré de l’enfant et laissant beaucoup de place au jeu. Une pédagogie qui ne peut se réaliser que dans un lieu naturel inspirant: "Chaque école doit être conçue comme un petit paradis. Perçons le bâtiment de grandes fenêtres, entourons-le d’un jardin parsemé d’arbres, transformons ses murs en exposition, car c’est la nature qui, en premier, doit enseigner. Les élèves entendront les oiseaux, toucheront des animaux, seront constamment façonnés par la tendresse de la vie…"

Ce type d’enseignement, qui s’oppose à l’exclusivité de la raison mathématique comme seule façon de concevoir l’univers, est une manière de faire appel au féminin, sous le signe duquel est placé le roman qui, après un prologue un peu lourd, s’ouvre par la mort de la mère de la narratrice, deuxième femme de Comenius. À sa fille qui l’interroge sur l’éducation scientifique que reçoivent les garçons, celui-ci répondra: "Les garçons finissent toujours par céder devant l’éternel féminin. Cette prétention de garçons apeurés par leurs émotions que les Français appellent science n’est qu’une des mille façons pour une graine de mourir afin de produire un fruit. Nous mourrons, mais un jour, l’humanité sortira de la barbarie par la porte du féminin."

Des penseurs aventuriers
Sur le plan romanesque, tant avec Maître Eckhart qu’avec Comenius, le grand talent de Bédard consiste à peindre les penseurs de ces siècles reculés comme de véritables aventuriers, affrontant mille dangers (la plupart nés de l’intolérance) et transigeant avec une précarité matérielle fort éloignée du confort dont jouissent nos universitaires. Une existence nomade dans le cas de Comenius, mais qui ne l’a pas empêché de publier des dizaines d’ouvrages. Quand Leszno, ville polonaise où il s’est finalement réfugié, est incendiée et pillée par les catholiques, le philosophe de 62 ans, qui voit brûler son imprimerie et sa bibliothèque, doit à nouveau partir pour l’exil. Installé à Amsterdam, où il est protégé par la famille de Geer et par le peintre Rembrandt, il fera connaissance avec la dernière école, celle de la mort. Là prend fin le récit picaresque.

Les lecteurs enseignants ou parents sauront gré au réalisme de Jean Bédard qui, à côté des idéaux de l’éducation, peint également les limites et les lamentables échecs de celle-ci. Bien que spécialiste de la pédagogie et jouissant d’une relation privilégiée avec sa fille, Comenius connaîtra la douleur de voir un de ses fils devenir soldat parce qu’il a mal compris ses enseignements. Il faut retenir de ce livre que non seulement l’éducation peut échouer auprès de certains (on peut devenir meurtrier même si on a étudié), mais aussi que "l’école n’est qu’un microcosme de la communauté, on ne peut enseigner dans ses murs la justice alors que l’injustice règne autour". Phrase dans laquelle il faut aussi voir la pensée désenchantée de Jean Bédard, dont l’expérience professionnelle dans les services sociaux québécois a souvent fait conclure à la faillite de nos démocraties.

Comenius, ou l’Art sacré de l’éducation
de Jean Bédard
Éd. Jean-Claude Lattès, 2003, 326 p.

Comenius, ou l'Art sacré de l'éducation
Comenius, ou l’Art sacré de l’éducation
Jean Bédard