Ying Chen : Madame et son fantôme
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Ying Chen : Madame et son fantôme

Pour célébrer leurs 40 ans, les Éditions du Boréal proposent une cuvée printanière abondante comprenant Querelle d’un squelette avec son double, le dernier roman de YING CHEN. Nous nous sommes entretenus avec l’auteure, qui séjourne actuellement à Paris.

Quand ses premiers romans, La Mémoire de l’eau et Les Lettres chinoises, sont parus, au début des années 90, Ying Chen était une figure nouvelle dont la littérature québécoise s’étonnait et s’enorgueillissait à bon droit: cette jeune Chinoise, née à Shanghai en 1961 et immigrée à Montréal en 1989, avait choisi d’écrire son oeuvre directement en français, une langue qu’elle manie aujourd’hui de façon exemplaire, structurant ses textes et ciselant ses phrases d’une manière souvent plus poétique que romanesque.

Six romans plus tard, l’oeuvre de Chen se démarque de plus en plus par une deuxième particularité: des repères spatiotemporels flous, voire absents, et des personnages en perte de leur matérialité. En effet, on trouvera difficilement, dans ses derniers livres, les empreintes concrètes de la Chine, du Québec, de l’immigration ou d’événements qui ont marqué la vie de l’auteure, et on comprendra vite que Ying Chen ne désire pas faire du témoignage ou de l’autofiction, mais intégrer autrement sa vie et ses émotions dans le texte littéraire.

"Il est vrai que je n’écris pas une littérature autobiographique au sens strict, par pudeur, et aussi par besoin de sortir de la réalité brute en recourant à la métaphore, à la dramatisation et au dynamisme du langage, afin d’atteindre une réalité plus vraie. Cependant, je n’aurais pas écrit Le Champ dans la mer, mon livre précédent, si je n’avais pas moi-même vécu dans un tiers monde, si je n’avais pas vu de mes propres yeux l’anéantissement d’une culture ancienne, si je n’avais pas vu des milliers de paysans chinois rôder dans les villes industrialisées; je n’aurais pas écrit ce livre-là si je n’avais pas connu un amour absolu, si je n’avais pas souffert de sa perte."

"Il en est de même pour Querelle d’un squelette avec son double. Je n’aurais pas pu écrire un tel livre si moi-même je n’avais jamais connu le gouffre de la vie, si j’étais insensible aux misères des autres, si je ne m’étais jamais livrée au douloureux examen de ma propre conscience. Bref, quand j’écris, j’ai l’impression que ma vie entière (y compris mes émotions) est cristallisée dans le livre, entre les lignes, qu’elle devient une sorte d’objet d’art. Je crois que la littérature sert à cela. Il faut que l’oeuvre dépasse l’auteur. C’est pour moi le sens d’écrire et de vivre."

L’être et le néant
Avec Immobile (1998) et Le Champ dans la mer (2002), Chen inaugurait ce qui se présente comme un cycle romanesque, avec comme protagoniste un mystérieux personnage féminin, la "femme de A.", une femme qui n’existe plus, décrite le plus souvent sous la forme d’un squelette. "Cette femme est un fantôme, une forme existante de l’inexistence. Elle ne peut plus disparaître. Elle est déjà effacée, et elle nous parle de cet effacement. D’où son sentiment de décalage entre elle et le monde vivant. Puisque le personnage n’est pas vraiment vivant, la question pour elle n’est pas de savoir comment mourir, mais de savoir comment continuer face au néant."

Dans ces deux romans, la femme de A. est assaillie par les souvenirs d’existences antérieures où elle était à la fois elle-même et autre. Querelle d’un squelette avec son double reprend cette idée du double, cette fois en le faisant coexister dans le temps présent avec l’héroïne. Rappelant vaguement Mrs. Dalloway, tant par son rôle de maîtresse de maison bourgeoise que par sa conscience de jouer un personnage, la femme de A. passe la journée à anticiper la soirée où elle doit recevoir les invités de son mari. Durant cette attente anxieuse, une autre femme, qu’elle a déjà aperçue à la pâtisserie d’en face et qui lui ressemble en tous points, est en train d’agoniser sous les décombres de son immeuble à la suite d’un tremblement de terre. "J’ai besoin de mettre les personnages dans une situation extrême pour un examen de conscience, pour faire apparaître l’essentiel, pour décrire la condition humaine sous forme crue et sans artifices. D’ailleurs, les images du séisme correspondent à ma vision du monde, quant à tous les commencements et toutes les fins. Une vision que je considère non pas comme tragique, mais objective."

Le défi de ce roman, au-delà de présenter deux histoires simultanées, consistait à faire entrer en contact spirituel les deux femmes, l’agonisante amorçant une sorte de communication télépathique, la "querelle" du titre, un appel à l’aide auquel résiste la femme de A. "Le roman est d’abord un procès contre l’indifférence et un appel à la solidarité, un dialogue entre deux êtres qui se trouvent dans des situations opposées, deux êtres pourtant extrêmement proches. Notre monde est rendu à une étape où l’espace est sensiblement rétréci et il est très important de savoir que ce qui se passe chez les voisins nous concerne, et que nous vivons tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre, les conséquences des malheurs des autres. Je sais que l’harmonie n’existe pas, qu’elle n’a jamais vraiment existé depuis le commencement du monde. Mais comme j’ai des enfants, il m’arrive de rêver cette harmonie."

Avec un style dont on a surtout souligné par le passé la simplicité et la sobriété, la romancière, fascinée par la richesse du sens, par l’ambiguïté, se plaît à rappeler que chaque mot peut avoir une double signification. Il en va de même pour ses deux personnages. Qui est la copie, qui est l’originale? "Le livre pourrait être lu d’une autre façon, ce pourrait être l’histoire d’un seul personnage qui est la femme de A., les deux voix pourraient provenir d’une même personne. La querelle deviendrait alors un travail sur la conscience, un combat intérieur entre deux voix d’une même personne en contradiction avec soi, montrant deux faces d’un individu divisé." Il n’y a pas à dire, Ying Chen aime cultiver l’ambiguïté. Pour le plus grand plaisir des lecteurs.

Querelle d’un squelette avec son double
de Ying Chen
Éd. du Boréal, 2003, 162 p.

Querelle d'un squelette avec son double
Querelle d’un squelette avec son double
Ying Chen