Patrick Brisebois : Les enfantômes
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Patrick Brisebois : Les enfantômes

Avec Chant pour enfants morts, PATRICK BRISEBOIS signe son meilleur roman et clôt une trilogie amorcée en 1999 avec Que jeunesse trépasse. Rencontre.

The wind through your bones
Is all that remains
And we’re all gonna be
Just dirt in the ground…
C’est à cette chanson de Tom Waits que j’ai pensé en entrant chez Patrick Brisebois, qui gisait mort sur le sofa, éventré, posant pour la photo. Dehors, il neigeait un champ de coton renversé, les taxis dérapaient sur la glace noire, le calcium traçait des étoiles dilatées sur les bottes de cuir. Il est temps qu’on tasse la neige pour Patrick Brisebois, jeune romancier, et l’un des secrets encore trop bien gardés en littérature québécoise.

Banlieue rouge
Chant pour enfants morts, c’est l’histoire d’Isidore et de sa double vie, de celui qu’il croit devoir incarner aujourd’hui et de l’autre en lui qui, à 12 ans, aima Carson Nightingale, une grande Anglaise déniaisée à la peau laiteuse. Le récit se déroule en partie à Montréal, dans un coin de la ville où les chiens sont sales et efflanqués, où les "mauvaises herbes mortes" croissent dans les craques de trottoir, et en banlieue. "J’haïs la banlieue. T’as pas de vie, c’est poche. La banlieue appartient aux automobiles. Faut marcher 15 minutes avant d’arriver au dépanneur. Mais en même temps, je me sens privilégié d’y avoir grandi. Enfant, j’allais voir mes cousins à Montréal et je sentais la pauvreté. Leur terrain de jeu, c’était la ruelle, une balle, le béton, l’aluminium, tandis que moi j’avais ma cour, le champ et les fossés", raconte Patrick Brisebois qui, à 32 ans, a déjà quatre livres derrière lui.

D’un côté, il y a ce grand enfant devenu écrivain qui tourne en rond dans son appartement; de l’autre, il y a sa pré-adolescence en banlieue, la rencontre de Carson, une fête d’enfants qui vire au cauchemar, la chambre dans le sous-sol, l’ombre d’une sour mort-née et les piscines pleines de sang. "Les enfants passent leurs journées à se baigner dedans. (…) Le sang provient du ciel, de tous ces oiseaux tués par les rayons du soleil; les caillots viennent du sexe des mères qui ont l’habitude de se rentrer du fil de fer et de s’avorter elles-mêmes, ne pouvant plus supporter leur propre vie."

Des dialogues bien tournés, un sens aigu de la phrase écrite et de l’autodérision, la beauté, l’humour et la désolation tressés ensemble: tout ce qu’on aimait chez cet auteur se retrouve bonifié dans son troisième roman. Bienvenue dans les univers sordides mais hautement poétiques de Patrick Brisebois, une zone où l’on oscille constamment entre le pathos et la grâce, entre le tragique et la comédie. Un instant, on a les poumons comprimés tellement c’est massacrant, et la minute qui suit, on rigole.

Quand on le rencontre, on a droit à son côté léger, pétillant et cabotin. On en oublie que ce fou du roi mène des récits sombres et rougeoyants, on se dit qu’enfant, c’est avec lui qu’on aurait voulu faire nos fugues et nos mauvais coups, fumer la première cigarette de notre vie, mettre le feu quelque part jusqu’à trouer le plancher, voler des cassettes au centre commercial, découvrir Baudelaire, Anaïs Nin et la mescale. En pensant aux narrateurs de ses romans, on en vient à se demander qui parle à travers eux. "Quelqu’un de très près de moi, confie-t-il dans ce débit syncopé qui lui est propre. Ma vie fantasmée, mes vraies pensées, mon vrai moi. Des choses que je ne peux pas dire à voix haute. Ce n’est pas non plus des choses que je vais nécessairement vivre un jour. Le "je" est quelqu’un de très enfant, de très adolescent, qui n’accepte pas la réalité et refuse de vivre dans ce monde."

La métamorphose
On l’a tout d’abord découvert avec Que jeunesse trépasse, son premier roman et le premier ouvrage publié par les Éditions de l’Effet pourpre, dans lequel on s’était tous un peu reconnus. "C’est ma vie dans les années 90, sur le Plateau. J’étais vraiment dans mon trip Ducharme, mais avec les mots d’aujourd’hui et ma propre expérience de vie. On a une vie très brève et il faut laisser des traces. J’ai ressenti ça comme une urgence dans mes premiers textes." Trépanés a suivi, construit dans la même glaise, façonné dans cette langue baroque et survoltée, un peu ivre d’elle-même, une histoire d’amour et de désamour dans laquelle Morvan Trépanier ferait à peu près tout et pire encore pour les beaux yeux de Fabie ou de sa jeune sour punk Annonciade.

"Dans les derniers chapitres de Trépanés, j’ai trouvé mon style, mon écriture. Tout à coup, je pensais moins à digresser et à cabotiner, c’était le drame qui importait, j’étais concentré sur l’histoire. Avant, je faisais beaucoup d’humour et de jeux de mots pour désamorcer, pour montrer que même si je veux écrire quelque chose de bon, je me crisse de l’écriture en même temps." Vinrent ensuite les poèmes réalistes façon Bukowski réunis dans Carcasses au crépuscule, un petit concentré anxiogène écrit au cours d’une année creuse et qui se lit comme on se regarde dans le miroir: c’est nous, on ne veut pas vraiment le voir, mais on ne peut s’empêcher de regarder. Ce passage par la poésie a transformé le style de Patrick Brisebois, lavé son écriture, dégraissé sa plume jusqu’à ce diamant noir qu’est Chant pour enfants morts, un requiem entonné dans une langue maîtrisée, moins brute mais toujours aussi fiévreuse, un bijou maléfique, un flacon d’absinthe, une bouffée d’opium, une cerise imbibée d’éther.

Ami lecteur, ce chant toxique te fera jouir et te fera mal, te ravagera comme le fit ton premier amour à 11 ans.

Chant pour enfants morts
de Patrick Brisebois
Éd. de l’Effet pourpre
2003, 136 p.

Chant pour enfants morts
Chant pour enfants morts
Patrick Brisebois