Lettre-réponse à Victor-Lévy Beaulieu : Nous ne sommes pas si seuls
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Lettre-réponse à Victor-Lévy Beaulieu : Nous ne sommes pas si seuls

Le 29 février dernier, Victor-Lévy Beaulieu publiait dans le journal La Presse "Nos jeunes sont si seuls", un article dans lequel il s’inquiétait de la relève en littérature québécoise. Le père de Bouscotte se penchait entre autres sur les thèmes, préoccupations et personnages mis en scène dans les romans d’une douzaine de jeunes écrivains qui en sont à leurs premières armes. MARIE HÉLÈNE POITRAS, chroniqueuse dans nos pages Livres, faisait partie du lot. Voici sa réaction.

On n’est infaillible qu’envers les gens de sa génération.

– Jacques Ferron

Les voix d’écrivains qui s’élèvent en ce moment sont distendues comme autant d’étoiles dispersées et s’assemblent parfois, fortuitement, en petites constellations. Dès lors et pour cette raison, notre génération d’auteurs apparaît insaisissable et visiblement difficile à définir. Aussi, votre sélection d’œuvres a aiguisé ma curiosité, j’avais hâte de voir quelles sortes de conclusions vous alliez pouvoir tirer à partir d’un panorama aussi hétéroclite. La chose s’avéra ardue apparemment; je ne me suis que très peu reconnue dans ce que vous avanciez. Mais ce qui m’attriste davantage, c’est que, tout au long de votre article, vous comparez ce que nous n’avons plus à ce que vous aviez, vous, et concluez trop rapidement à la béance. Prenons l’exemple des grands-pères. Nous reprocher de ne pas parler de nos grands-pères, c’est comme vous reprocher d’avoir laissé tomber en chemin la figure du coureur des bois. N’êtes-vous pas heureux que nous soyons ailleurs désormais, ne trouvez-vous pas sain et souhaitable que nos préoccupations aient changé et que, tout comme vous quand vous avez entamé votre vie d’écrivain, nous n’en soyons plus à singer nos prédécesseurs?

Les auteurs que vous avez lus ont tous en commun au moins une chose que vous n’avez pas relevée: leur lucidité corrosive, plus ardue à repérer qu’un archétype récurrent, mais bien présente et précieuse, car elle nous fait et nous défait. Pour paraphraser Saint-Denys Garneau, je dirais que c’est là sans repos que nous prenons appui.

Permettez-moi de revenir sur certains points que vous avez soulevés. Ici ma pensée pourra apparaître fragmentée: elle l’est, et c’est aussi un des traits des plumes que vous avez lues et commentées. Premièrement, vous vous risquez à une sociocritique rapide et en arrivez parfois à d’intrigantes conclusions, comme lorsque vous établissez un lien de causalité directe entre les carences affectives de nos personnages (à moins que ce ne soit des nôtres que vous traitiez, ce n’était pas toujours très clair) – cette blessure ouverte liée à l’éclatement du noyau familial – et leurs relations amoureuses que vous jugez sans fondement ni ancrage signifiant. Ainsi nous irions fumer et draguer dans les bars pour ensuite retourner dans nos bulles du Plateau baiser avec des gens que nous n’aimons pas. Mais quel est donc ce constat bidon digne des mauvais jours du Dr Mailloux?

Vous mentionnez également notre "fuite à l’étranger". Oui, nous voyageons (mais pas sur le bras de nos parents "qui roulent dans de rutilantes voitures" d’après vos observations, ah bon!?). Et ces voyages, il est temps qu’on vous l’apprenne, ne sont pas nécessairement des fuites mais plutôt une forme d’ouverture à l’autre. Et rassurez-vous, nos parents, qui ont votre âge, nous ont fait connaître la Côte-Nord et la Gaspésie et nous y sommes même retournés par nous-mêmes une fois adultes. Aussi, je m’inquiète de ce que vous vous inquiétiez du fait que nos personnages ont souvent un livre d’un auteur de nationalité autre que québécoise à la main. N’ayez crainte, nous vous avons lu et absorbé (nous savons même que vous avez écrit un livre intitulé Les Grands-pères). Parmi mes écrivains préférés, les Anne Hébert, Saint-Denys Garneau et Hubert Aquin côtoient Peter Hoeg, Jorge Semprun, André Gide, Raymond Carver et Patricia Highsmith. Je me plais également en la compagnie plus contemporaine de Maxime-Olivier Moutier, Benoit Jutras et Nelly Arcan, des auteurs qui ont à peu près mon âge et qui me nourriront longtemps, j’ose espérer. Je ne choisis pas mes lectures par chauvinisme et je vais même jusqu’à penser qu’il s’agit là d’une marque de respect envers notre littérature puisqu’au lieu de la materner et d’être plus permissive à son égard, j’ai la même exigence envers elle qu’envers les autres corpus. Les plus grands artistes outrepassent leur pays d’origine: Anne Hébert, Gabrielle Roy et Réjean Ducharme sont universels. J’ai d’ailleurs le même rapport à la musique, et bien souvent je m’étonne que l’on s’émerveille devant les balbutiements expérimentaux de tel p’tit dernier lorsqu’ils existent déjà ailleurs sous des formes plus poussées. Par la même logique, je n’hésite pas, inversement, à reconnaître qu’il y a ici des formations telles que Godspeed You! Black Emperor qui sont des incontournables de la scène non plus locale mais mondiale, et j’avoue que lorsque je les écoute, je ne porte pas de ceinture fléchée, je ne suis pas là, béate, à me caresser l’ego québécois en me disant "hey, ce sont des gens de la place", non, je me dis plutôt "quel talent!".

Mais ce qui m’alarme et me laisse perplexe, c’est le fait que, de votre propre aveu, vous ne parveniez pas à distinguer les styles des auteurs et que vous jugiez endormi le génie de la langue à la lecture de leurs œuvres. Ici, je me permets une petite ruade de mécontentement et vous renvoie à vos devoirs. Relisez donc Grégory Lemay et portez attention au charme raffiné de sa pensée alerte et minutieuse, à ses tournures travaillées jusqu’à une apparente transparence, retournez mettre le nez dans Début et fin d’un espresso d’Alexandre Laferrière, prenez une grande respiration, prenez votre temps aussi (car il arrive trop souvent que les premiers romans soient lus à la va-vite) et observez son phrasé doux qui balance entre la pureté et le désenchantement. Sinon, ouvrez La Blasphème d’Anick Fortin et entendez son cri brut, cette urgence toute rentrée dans l’expressivité, il y a une telle violence dans ce que cette fille écrit, qui fait se tordre les mots et crochit les phrases jusqu’à les briser.

Il y a peut-être moins d’expérimentation langagière chez les auteurs d’aujourd’hui mais cela s’explique. En 1969, vous aviez l’âge que nous avons à l’heure de la publication de notre premier roman. L’Expo 67 venait d’avoir lieu, le Québec était un territoire vibrant qui naissait à lui-même et se donnait une chance d’éclosion, tout semblait à faire, l’air était poivré au patchouli, l’herbe que vous fumiez n’était pas polluée par des doses anxiogènes, un projet de société gonflait la nouvelle conscience collective et l’espoir était un plat que vous dégustiez frais. Aussi vos œuvres en furent les témoins, une brisure se fit enfin avec les lettres d’antan; vos romans furent le reflet des grands brassages idéologiques du moment. Vous avez été les actants d’un momentum lié à l’Histoire et ceci expliquant cela, le Québec apparaît bien plus présent dans vos œuvres que dans les nôtres. Elles furent écrites à l’âge de la parole, au moment où le fait de la nomination était accordé à l’appropriation d’un territoire, vous faisiez comme Marie de l’Incarnation et Jacques Cartier à leur arrivée ici, vous faisiez comme le font les explorateurs, et c’était bien comme ça.

Le territoire a été nommé. Nous en sommes à l’étape suivante, un peu comme en musique où, à la suite des expérimentations sérielles des années 50 et 60, on revient au mélodique. Gauvreau n’a peut-être pas de contemporain (peut-être n’en aura-t-il jamais), mais il y a parmi la relève des voix très fortes et des écritures solides, et ne pas le reconnaître, c’est lire les yeux fermés.