Claude Arnaud, biographe : La maison étrangère
Sans l’avoir connu, il connaît Cocteau comme personne. CLAUDE ARNAUD, l’auteur de l’éclatante biographie Cocteau publiée chez Gallimard il y a quelques mois, était récemment de passage à Montréal. Entretien.
Le sujet a beau être inspirant, aucune biographie Cocteau n’avait été écrite depuis 30 ans. Il faut dire que Cocteau est souvent perçu comme un caméléon virtuose davantage que comme un monument artistique, ce qui le disqualifie aux yeux de certains biographes. Il faut dire aussi, et surtout, que le sujet est l’un des plus casse-gueule qui soient. "Disons que dès le départ, j’ai su que je devais être très dur dans mes choix littéraires et narratifs, convient Claude Arnaud. Il y a une telle prolifération dans cette vie et dans cette œuvre que j’ai dû trancher vigoureusement entre les épisodes significatifs et le reste. Je m’en suis tenu à un chemin de fer, à un fil dramatique très précis. Je devais être, en quelque sorte, la colonne vertébrale de Cocteau, colonne qu’il n’a jamais vraiment eue. Cocteau, c’est une série de molécules qui s’associent puis se dissocient; ce n’est pas un mammifère, c’est plutôt une amibe."
S’il était pluriel et complètement libéré dans sa création, Jean Cocteau était fort soucieux de la réception réservée à son travail. Serait-il heureux de ce que l’on retient aujourd’hui, à travers l’important découpage que commande une œuvre aussi foisonnante? "Je pense qu’il serait ravi de ce qui s’est passé à Paris puis à Montréal. Cette reconnaissance institutionnelle est quelque chose qui lui a souvent manqué, quant à la légitimité de son parcours. Il faut dire que cette prolifération de Cocteau rend l’historiographie critique difficile. Quelqu’un qui est capable de muer tous les sept ans, qu’on a vu poète symboliste avant la Première Guerre mondiale, écrivain avant-gardiste avec Potomac, qu’on retrouve auprès de Tristan Tzara à la tête du mouvement dada, ennemi du surréalisme, puis, dans les années 30, chantre d’une esthétique féerique néo-gothique, c’est très déroutant. Il pose un problème, Cocteau. Mais avec le temps, on arrive à voir, au-delà de ces variations et de ses sautes d’humeur esthétiques, une trajectoire profonde. Quelque chose de grave, de parfois désespéré, à cent lieues de ses coquetteries occasionnelles."
Claude Arnaud parvient, mieux que quiconque à ce jour, à dégager les ressorts de la création chez Cocteau. Il s’intéresse particulièrement aux rapports qu’entretenait ce dernier avec son enveloppe physique. "Il n’a pas hérité d’un corps confortable. Le corps est comme une maison, et la sienne est une petite maison créole en bois, très jolie, avec des couleurs et tout, mais une maison frêle au milieu d’un cyclone. Le moindre vent la fait craquer. Cocteau a eu toutes sortes de maladies, de névralgies, de rages de dents, d’insomnies, alors il a l’impression d’avoir tiré un mauvais numéro, d’être étranger à la terre. Il n’est pas confortablement installé dans son canapé existentiel; il n’a pas de canapé existentiel. Il n’est jamais assis, il est toujours debout. Cette pluralité dans son œuvre vient sans doute du fait qu’il aimerait vivre dans la peau d’un autre. Être Picasso, tiens, un petit taureau espagnol solide, conquérant, jamais malade, qui travaille 13 heures par jour."
Tout sauf une collection d’anecdotes ou de théories désincarnées, le Jean Cocteau de Claude Arnaud est un portrait saisissant, traversé par un style enlevant et une compréhension profonde des mécaniques intimes à l’œuvre chez le génial touche-à-tout.
Jean Cocteau
de Claude Arnaud
Éd. Gallimard
2003, 859 p.