Sylvain Trudel : Le mal des profondeurs
Sylvain Trudel sonde les abysses et les mirages de La Mer de la Tranquillité. À ses pieds, un peu d’amour et surtout des restes humains.
Voilà trois ans que je fais ce job de chef de pupitre à Voir: ce n’était jamais arrivé. Nous avons publié dans nos pages des entretiens avec Andreï Makine, Carlos Fuentes, Nancy Huston, Bret Easton Ellis… Personne ne décline jamais l’invitation. De quoi prendre mal le refus de Sylvain Trudel de nous accorder la moindre entrevue. Comme aux autres médias, paraît-il.
Les raisons lui appartiennent, parmi lesquelles ne figurent certes pas la hauteur ou la mauvaise foi, et bien que j’aurais pu réagir en me tournant vers un autre des centaines de titres qui jonchent mon bureau, l’affaire était déjà oubliée au tournant de la page 12. Rares en effet sont les livres qui se défendent si bien d’eux-mêmes.
L’auteur du Souffle de l’harmattan et du Mercure sous la langue – ce roman d’abord paru aux Allusifs en 2001 et intégré l’an dernier à la sélecte collection 10/18 -, dont le présent recueil fait partie des dix titres de la sélection France culture / Télérama pour la rentrée d’automne, volet littérature française (sic), vient de frapper un grand coup. Les neuf nouvelles qui composent La Mer de la Tranquillité traduisent une marche lucide, aimantée par le désir de placer l’être humain devant un miroir honnête à défaut d’être flatteur, et le besoin de faire joyeusement voler en éclats les mensonges de l’Église, les faux-semblants, les repères de vie qui ne sont que poudre aux yeux. Si lumière il y a dans ces textes féroces où pointent le cynisme et parfois le désespoir, elle vient des mots, de leur implacable agencement, de leur petite musique noire traversée par la beauté comme un tronc par la foudre.
Dans Épiphanies, Sylvain Trudel raconte les origines d’une vie marquée tôt par la myopie religieuse du Québec d’antan et la superstition, et dont un oncle fera heureusement vaciller les contraintes grâce à un magazine porno: "Oublie un peu la catéchèse et étudie les sciences naturelles."
Tulipes et Coquelicots, l’un des textes les plus brefs du recueil, croque en quelques lignes le drame silencieux d’un homme dont le héros de voisin, un vétéran bardé de médailles, saoulant à force de raconter ses exploits d’autrefois, n’en met pas moins en relief l’inertie de sa vie à lui.
La nouvelle-titre, plus loin, nous fait entendre l’échange étrange entre un sans-logis "échoué à la lisière du monde" et un vieillard désabusé qui passe par là – beaucoup de duos impromptus dans ces nouvelles, d’ailleurs, de confidences faites à un étranger, dans ce registre que prisait tant Stefan Zweig. "Au fond, c’est triste, un parc, dira le deuxième. Chacun vit dans son rêve: les enfants ont la lumière; les jeunes ont l’amour; les vieux ont l’enfance."
Dans La Mort heureuse, l’Église en prend une fois encore pour son rhume à travers les propos d’Alain, le frère du narrateur, qui s’enfonce avec lui dans un cauchemar aviné où l’intelligence et la soif de lucidité, conjuguées à une révolte sourde, précipiteront la tragédie.
Partout, la langue est spectaculaire, capable des irisations les plus vives mais heureusement domptée par une conscience littéraire toujours préoccupée de précision et d’économie. Et si on peut reprocher à l’écrivain de se complaire parfois dans le sombre, le mot de Chateaubriand placé en exergue n’est-il pas le meilleur indice de ce que Sylvain Trudel, en montrant ses failles, célèbre d’abord le vivant et ses antagonismes: "La vie sans les maux est un hochet d’enfant."
La Mer de la Tranquillité
de Sylvain Trudel
Éd. Les Allusifs
2006, 192 p.