Hélène Dorion : Le métier de vivre
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Hélène Dorion : Le métier de vivre

Hélène Dorion, figure phare de la poésie québécoise d’aujourd’hui, voyait récemment son oeuvre rassemblée en une éclairante rétrospective. Rencontre avec une poète en chemin.

On entre dans la poésie d’Hélène Dorion comme dans un temple sans murs, à ciel ouvert. Mondes fragiles, choses frêles nous le rappelle de façon précise, nous engageant à relire une oeuvre qui questionne et éclaire ce qui fait du vivant ce qu’il est: une chose fragile, à la fois touchée par l’érosion du temps et la lumière secrète du monde. Entre L’Intervalle suivi de La Chute requise et Portraits de mers, nous nous retrouvons devant quinze recueils suspendus entre ciel et terre, ouverts aux grands vents de l’intime et de l’universel. Une rétrospective retraçant une écriture s’échelonnant de 1983 à 2000 qui nous fait traverser une vision du monde sachant dire la musique et les subtils contretemps du sentiment amoureux autant que le voyage intérieur du genre humain, jalonné de silences, de vertiges et d’énigmes. "Énigme", mot charnière chez l’écrivaine: "L’écriture m’apparaît comme une démarche de lucidité avec laquelle j’interroge notre présence, l’énigme d’être là", confie-t-elle.

"Être là" pourrait bien décrire un entretien avec Hélène Dorion. Car il faut le comprendre, discuter création avec cette femme généreuse, habitée, revient à graviter autour de l’essentiel: cette relation singulière avec le monde, rapport privilégié que permet le poème. Pour elle, tout se joue dans cette intimité pure, aussi grave qu’évanescente, entretenue avec le réel: "Je crois que pour moi, la poésie répond à une sorte de désir d’intensité, de présence pure qui permet d’être totalement à l’intérieur des choses, à l’intérieur des êtres […]". Et comme la tâche qui incombe à la poète est celle de "demeurer disponible, ouverte, en état d’accueil", le poème tel qu’elle le conçoit ressemblerait "à un élan, mais prenant sa source dans une méditation": "Lorsqu’on écrit, c’est beaucoup moins une expression qu’une écoute. J’ai l’impression de moins exprimer que d’écouter, écouter les signes du monde, accueillir son mouvement. Écrire, pour moi, c’est faire sentir le mouvement des choses", résume-t-elle en substance.

LA QUÊTE

Pour celle qui considère chacun de ses recueils comme "différents sillons d’une même spirale", les questions fétiches, centrales qui hantent sa poétique et reviennent, chaque fois reformulées, comme autant d’obsessions insolubles, sont au nombre de trois, à la fois claires et immémoriales: "D’où venons-nous? Qui sommes-nous? Où allons-nous? […] En somme, ce qui ressort de tout ça, c’est: de quoi est faite la condition humaine? Et en posant cette question-là, même si se rattachent souvent à l’écriture des questions esthétiques, écrire devient à ce moment-là une question éthique. C’est-à-dire: est-ce qu’écrire, ce ne serait pas aussi apprendre à vivre?"

Amoureuse de l’heure mauve, cette heure des transformations, suspendue entre la fin de la nuit et le début du jour, Hélène Dorion, comme sa poésie, est en mouvement, en constante mutation. Ce qui fait écho, en quelque sorte, au mot de John Keats: "Le poète n’a pas d’identité. Il change sans cesse de corps." Ainsi, comme un corpus de chevet se renouvelle constamment, comme les auteurs qui éclairent une démarche d’écriture changent de façon cyclique, à ce chapitre, elle répondra spontanément: "Ceux qui m’intéressent sont ceux que je ne connais pas encore, ceux qui m’attendent. Ceux qui vont ouvrir des fenêtres en moi, y révéler des paysages inattendus. […] Je n’aime pas le cloisonnement, les cloisons entre les genres. J’aime l’ouverture, parce que c’est avec l’ouverture que l’on est relancé, mis en mouvement, c’est comme ça qu’on avance. […] Je lis de la poésie, de la littérature, évidemment, mais autant que des livres de science, d’histoire, de philosophie. Je crois que ce qui est "dangereux" pour un écrivain, c’est d’être figé, fixé. Sur le plan des lectures comme à l’intérieur de soi, dans son propre travail. Le risque est essentiel pour moi, dans la lecture comme en écriture."

Si vous n’étiez pas poète, que vous verriez-vous faire d’autre? Silence. "Ma vie est tellement nourrie par ce qu’écrire m’apporte comme surcroît de sens que me penser en-dehors de ça… Je ne vois pas. C’est par l’écriture que ma vie prend son relief, ses aspérités, sa troisième dimension, en quelque sorte."

Écrire et vivre apparaissent ainsi comme deux forces qui n’en font qu’une, tendue vers l’inconnu. C’est ce qu’on appelle une oeuvre. Et comme le propre d’une quête est de rester en mouvement, celle d’Hélene Dorion se poursuit, dans l’abandon: "Les mots pour moi sont des guides. Je les laisse aller devant."

Mondes fragiles, choses frêles
d’Hélène Dorion
Éd. de l’Hexagone, coll. "Rétrospectives"
2006, 808 p.

C.V.

Née à Québec en 1958, auteure de Sous l’arche du temps (essai), de livres d’artistes et de Jours de sable, un premier roman (prix Anne-Hébert 2004), Hélène Dorion est d’abord poète. Traduite et publiée dans une quinzaine de pays, son oeuvre lui a valu bon nombre de prix littéraires québécois et étrangers, dont le Prix international de poésie Wallonie-Bruxelles, le prix du Festival International de Poésie de Roumanie et le prix Alain-Grandbois de l’Académie des lettres du Québec, dont elle fait maintenant partie. Membre du jury des prix Léopold-Senghor et Louise-Labé, elle s’est vu décerner le prestigieux prix de l’Académie Mallarmé pour son dernier recueil, Ravir: les lieux, se retrouvant cette année en lice pour le prix du Gouverneur général du Canada.

Mondes fragiles, choses frêles
Mondes fragiles, choses frêles
Hélène Dorion