Kathleen Winter : XXY
Nous sommes à Croydon Harbour, un petit village du Labrador, en 1968. Le père-qui-souhaite-avoir-un-garçon et la mère-qui-croit-avoir-une-fille s’en remettent à un médecin de Goose Bay. Celui-ci mesure le pénis de l’enfant avec un phallomètre, simple règle graduée qui situe à 1,5 cm le seuil de la virilité. Un pénis plus court est considéré comme un clitoris. Sans autre formalité, on opère l’enfant pour en faire un garçon "crédible". On le prénommera Wayne. Si le roman s’intitule Annabel, c’est une façon pour l’auteure Kathleen Winter d’orienter le regard "sur ce qu’on cache et non sur ce qu’on voit".
Winter, qui a passé une partie de sa jeunesse au Labrador et vit aujourd’hui à Montréal, présente avec ce premier roman publié (elle a plusieurs manuscrits cachés sous son lit!) une histoire familiale tourmentée, en porte-à-faux avec les traditions d’un "village où les rôles sont bien définis". Les hommes chassent et chérissent la liberté que procure la ligne de trappe, les femmes tiennent maison. Société sexiste mais paisible dans laquelle Wayne détonne. Petit garçon tranquille, il préfère le dessin à la chasse, adore la nage synchronisée et prend pour meilleur ami… une meilleure amie.
C’est par la bouche d’une connaissance que Winter entend pour la première fois parler du sort des enfants intersexués. Cela fait intensément vibrer la romancière qui entreprend le roman avec l’idée de faire passer la personne avant sa différence. "Quand on entend parler des personnes hermaphrodites ou intersexuées, si on n’en connaît pas, ces mots-là restent des étiquettes. Mais quand cette personne est notre enfant, ce n’est plus une étiquette. Ça devient notre vie." Cet esprit habite la narration; en accordant une égale importance aux trois membres de la famille sans jamais les juger ni les piéger, elle arrive à nous les faire aimer inconditionnellement.
La douloureuse réflexion sur la différence n’est pas évacuée pour autant. À travers les habitants de Croydon Harbour, Winter dit avoir voulu interroger notre "intolérance face à l’ambiguïté sexuelle". Cette intolérance se traduit chez le lecteur par une curiosité que Winter diffère habilement: Wayne est-il un garçon? Deviendra-t-il une fille? Tout le suspense est là. Or, la réponse se trouve entre les lignes. Il faut apprivoiser l’idée, farouche, que Wayne puisse être à la fois homme et femme, à la fois Wayne et Annabel.
Dans une scène du roman, Jacinta se rappelle un enfant inuit qu’on devine hermaphrodite. "Il avait beau souffrir d’une anomalie génétique, sa mère le serrait contre elle en lui chantant une berceuse en innu-aiman; personne n’avait tenté d’emmener cet enfant à l’hôpital général de Goose Bay pour le mutiler ou tuer une part de lui-même à coups de bistouri." Ce souvenir est au coeur de la réflexion que porte le roman: des êtres différents existent et ont toujours existé, pourquoi est-ce si difficile de les accepter comme ils sont?
Annabel
de Kathleen Winter
Trad. de l’anglais par Claudine Vivier
Éd. du Boréal, 2012, 472 p.