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L’œil crevé de la démocratie

L’affaire commence à être connue, mais résumons tout de même les faits. Le 7 mars dernier, des étudiantes et des étudiants en grève ont tenté de bloquer l’accès aux bureaux de Loto Québec et de la Conférence des Recteurs et Principaux des Universités du Québec (CREPUQ). Puisque cette « manif-action » était considérée comme une forme de désobéissance civile, elle a été déclarée « illégale » à peine quelques minutes après l’arrivée des étudiants.

Les policiers de l’escouade antiémeute, dont plusieurs n’étaient pas identifiés, ont chargé les manifestants [1]. Fait intéressant et révélateur : Ian Lafrennière, pourtant porte-parole du SPVM, ne portait pas de pièce d’identification (pour pallier à cette violation évidente de la loi, soulignons que son matricule est no 2548).

Tel qu’en ont témoigné les nombreux extraits vidéos diffusés sur le web, le matraquage a été brutal. Des étudiants tentant de fuir ont été rattrapés et violentés par les policiers et du poivre de Cayenne, des bombes lacrymogènes et des grenades assourdissantes ont été tirés sur la foule. Alors qu’elles sont conçues pour être projetées haut dans le ciel de sorte que les débris de l’explosion ne blessent personne, plusieurs de ces grenades ont été lancées par les policiers à bout de bras, ciblant directement les manifestants.

Bilan de ce massacre des libertés fondamentales : quelques d’arrestations et plusieurs manifestants blessés, dont Francis Grenier [2], transporté d’urgence à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont après avoir reçu des éclats d’une grenade au visage. Aux dernières nouvelles, il risque toujours de perdre l’usage de son œil. Les policiers ont refusé de lui venir en aide alors qu’il avait grandement besoin de soins, contrevenant ainsi aux règles du code de déontologie policière.

Manifestation

Le soir même, quelques 150 personnes prenaient la rue pour dénoncer la répression policière. Certaines d’entre elles, sans doute plus en colère que les autres, ont tenté de briser la devanture du Quartier général du SPVM, rue Saint-Urbain. Sans succès… En fait, c’est à peine si elles ont réussi à égratigner la porte d’entrée lourdement blindée.

La manifestation s’est ensuite poursuivie en zigzagant dans les rues. Le groupe était divisé sur la question des moyens d’action. Pour preuve : quelques manifestants ont renversé des poubelles et balancé des objets dans la rue pour bloquer le passage aux policiers, alors que d’autres tentaient de ramasser ce désordre. Quelques gros mots ont d’ailleurs été échangés entre les tenants de l’action directe et ceux de la non-violence. Malgré ces divergences d’opinions, c’est dans le calme que les manifestants ont terminé leur marche.

Vigile

Au même moment, d’autres étudiants se sont regroupés, chandelle à la main et en silence, au Parc Émilie Gamelin, toujours pour dénoncer la répression. Les policiers sont encore une fois intervenus à coup de matraques. Fanie Poirier, témoin des événements, raconte

« Ce soir j’ai vu une cohorte d’une trentaine de policiers antiémeute, boucliers et matraques sorties, charger mes amis et mes camarades alors que nous nous tenions côte à côte avec nos bougies en silence. Je les ai vus débarquer, une meute entière, et nous foncer dessus sans aucune hésitation […] J’ai vu une vingtaine de policiers matraquer un homme en plein milieu de la rue. Vingt. Sur un. J’ai vu son visage vraisemblablement sans vie sur le pavé noir, éclairé par les lettres du Archambault. J’ai vu ses yeux grands ouverts sur le chaos, qui ne regardaient plus rien, et j’ai senti dans mon dos un frisson dégueulasse en pensant « Ils l’ont tué, hostie ! » Y’es-tu mort, le gars? Il s’est fait embarquer dans le char de police pis y’est parti, pis je suis prête à gager n’importe quoi qu’on en entendra jamais parler dans aucun journal, aucune nouvelle [3] ».

Ajoutons qu’une personne prenant des photographies, seule et à l’écart, a également été matraquée par trois agents du SPVM, qui l’ont planquée au sol. Au total, deux étudiants ont été arrêtés.

La faute des victimes

On pourrait parler longuement de la couverture médiatique de ces événements. Alors que la force policière domine – subsume, pour les savants – celle des manifestants, les actions des uns sont traitées comme si elles étaient équivalentes, symétriques à celles des autres. Fidèle à la définition journalistique de l’« objectivité », cette posture aplanie tous les rapports de force en présence et favorise inévitablement les plus puissants, soit, dans ce cas ci, le gouvernement et son arsenal policier. C’est ainsi que les médias ont affirmé que des « affrontements » et des « troubles » avaient eu lieu et que les policiers « ont dû », voire ont « été forcés » d’intervenir [4].

Le lendemain, politiciens et des policiers en rajoutaient. De leur point de vue, les étudiantes et les étudiants seraient responsables de la brutalité qu’ils ont subie. Concernant la manifestation qui a crevé un œil au jeune Grenier, Jean Charest affirmait que : « Envahir un édifice, faire peur aux gens [sic], évidemment ç’a des conséquences. Il faut que les leaders étudiants agissent de manière responsable également. Les policiers font leur travail aussi bien qu’ils le peuvent » [5].

La ministre de l’Éducation, Line Beauchamp, pourtant si prompte à souligner la « violence » des grévistes – surtout lorsqu’elle est dénoncée à coup d’anecdotes par des porte-paroles issus de son parti, de l’IEDM et du RLQ [6] –  déclarait : « Ce n’est pas acceptable. Je pense que dans une société démocratique comme le Québec, on a le droit de manifester, mais une manifestation ne doit pas dégénérer en affrontement » [7].

L’inspecteur responsable des opérations au SPVM Philippe Pichet, sans grande surprise, a prétendu pour sa part que les manifestants devaient fournir le trajet de la manifestation de façon à ce qu’elle soit mieux encadrée [8]. Notons que cette question du « permis » de manifester a également été relayée par l’ensemble des médias, récusant que la liberté d’association et de réunion pacifique, garanties par la Charte des droits et libertés, sont profondément liées à la liberté d’expression. Il n’y a rien, dans la Charte, qui atteste l’obligation de fournir le trajet d’une manifestation. En ce sens, on peut se questionner à savoir comment réagiraient les journalistes si les forces de l’ordre leurs demandaient de leur fournir un plan de chacun de leurs articles avant publication.

Tolérance zéro

Notre société tolère de moins en moins les manifestations et la désobéissance civile. Aux yeux de notre élite, la contestation n’a de légitimité que dans la mesure où elle est encadrée par ceux qu’elle tente de dénoncer. Dans un tel contexte, les policiers ont plus que jamais carte blanche lorsqu’il s’agit de réprimer violemment toute action qui n’est pas totalement inoffensive. Ce qui est surprenant, finalement, ce n’est pas que notre ersatz de démocratie en arrive parfois à crever un œil, mais bien que cette barbarie soit considérée comme une exception – une « bavure » pour encore une fois employer le langage policier.

Si on considère que la protestation a l’obligation de se plier aux règles du droit et de la police, il faudra également accepter que les forces du statu quo régneront pour toujours, et que plus rien ne changera jamais. Pour sortir de cet enfermement, l’insoumission et la désobéissance doivent trouver en elles-mêmes leur légitimité

 « Notre rage est plus que justifiée, elle est juste, elle est une rage de rectitude, une rage de dignité. Une rage qui propulse vers un monde différent, une rage qui ne sera satisfaite que lorsque nous aurons crée un monde qui ne sera pas fondé sur le management de la peur » [9].

Les actions étudiantes tentent de nier la violence et le mensonge sur lesquels se fonde notre « démocratie », et c’est bien pour cette raison qu’elles froissent la sensiblerie petite bourgeoise de notre élite provinciale.

La légitimité de leur révolte, c’est celle de la dignité – c’est la nôtre.

 

Notes

[1] Un exposé détaillé des faits est disponible ici: http://esipuqam.wordpress.com/qui-sommes-nous/Malheureusement, pour une raison qui nous échappe, plusieurs vidéos ont été retirés de la circulation.

[2] Pour voir un extrait de Francis Grenier quelques minutes avant la charge policière suivez ce lien: http://www.cyberpresse.ca/actualites/quebec-canada/justice-et-faits-divers/201203/09/01-4504050-grenades-assourdissantes-une-video-souleve-des-questions.php

[3] Pour lire ce témoignage en entier : https://voir.ca/marc-andre-cyr/2012/03/10/nuit-du-7-mars-jai-vu-mon-etat-policier/D’autres témoignages confirment également cette version des faits.

[4] Pour une analyse des mots employés pour parler de la grève étudiante, lire cet article de Marie-Christine Lemieux-Couture http://terreurterreur.com/2012/03/05/langage-arme-tendancieuse/

[5] Voir l’article de cyberpresse http://www.cyberpresse.ca/actualites/quebec-canada/politique-quebecoise/201203/09/01-4503847-jean-charest-defend-les-policiers.php utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenuinterne=cyberpresse_lire_aussi_4504050_article_POS3

[6]  Voir ici les découvertes intéressantes de Réjean Parent à ce sujet : http://rejeanparent.ca/etudiants-pour-la-hausse-des-droits-de-scolarite-liedm-et-le-rlq-contre-les-jeunes/

[7] Tiré du 24h. http://www.24hmontreal.canoe.ca/24hmontreal/actualites/archives/2012/03/20120308-115646.html

[8] Du site de Radio Canada :
http://www.radio-canada.ca/nouvelles/acces/suite.asp?lien=http://www.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2012/03/08/001-manifestations-etudiantes-policiers-jeudi.xml

[9] John Holloway, « La rage », Variations. Revue internationale de théorie critique, no 16, hiver 2011-2012. Disponible en version PDF ici :  http://theoriecritique.free.fr/pdf/v16/variations16.pdf