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Trêve d’enfermement électoral et suicidaire

La jeunesse a l’œil fixé sur la justice,
sur l’amour, sur la liberté, sur la joie de créer, mais le pouvoir, lui, ne
songe, plus qu’à organiser la force et la répression. […] Ses réactions sont
caractéristiques: il organise la police comme il ne l’a jamais fait, il dénonce
et traque les vrais opposants, il intimide et traque les gens pour leurs
opinions, il espionne comme il n’a jamais espionné, il viole les domiciles et
la vie privée des citoyens qu’il n’aime pas, il tient des fiches et des
dossiers sur tous les citoyens qui ont l’air de ne pas être d’accord avec lui,
il tente de réduire à sa merci les départements de sciences humaines un peu
partout, il s’en prend aux non conformistes et s’inquiète de leur coiffure et
de leur accoutrement, il invite à la délation et il récompense, il érige le
plus rapidement possible le mur de la richesse et ses politiques laissent
dehors les milliers et les milliers de malheureux que le système des
accapareurs exploite et perd définitivement chaque année. Il combine et il vole;
il se donne aux nuées d’affairistes et de parasites qui encombrent ce bordel de
la finance ou ce tripot pour parvenus que constitue la société cupide qu’il
entretient. Tout cela s’appelle la renaissance du pouvoir réactionnaire, le
silence généralisé des comparses, l’isolement de la jeunesse dans son idéal et
dans sa révolte. C’est là ce qui
se passe actuellement. Rien que cela. 

–Michel Chartrand, 1er mai 1969.

 

La grève étudiante représente une cassure, une fissure dans la chape de plomb hermétique de l’idéologie dominante. Si les étudiantes et les étudiants ont réussi à faire craquer la carapace homogène qui enferme notre société en crise, la brèche est cependant mince, et notre élite tente
par tous les moyens possibles de la colmater.

Une « trêve » est demandée. Une trêve qui n’en est pas une, en fait, puisqu’elle n’affecterait que les grévistes. Eux seuls sont priés de cesser leurs moyens d’action. Le gouvernement libéral, pour
sa part, peut poursuivre dans sa volonté d’augmenter les frais et de mater violemment toute dissidence sans qu’il n’ait de compte à rendre à personne – même si l’ONU et Amnistie internationale l’ont toutes deux critiqué sévèrement depuis le début de ce conflit.

Cette trêve, donc, n’en est pas une. Elle est une reddition.

L’argument est d’ailleurs à la hauteur des capacités analytiques des serviteurs assermentés du prince. Pourquoi, au juste, veut-on que les étudiants retournent sagement en classe? C’est simple, trop simple : Charest veut faire campagne sur la question de « l’ordre et la sécurité »; plus les étudiants sèmeront le désordre, plus ils favoriseront sa réélection. André Pratte, avec toute la grâce et l’élégance d’un épouvantail mouillé, demande même aux étudiants de cesser leur « boycott des cours ». Et la droite ne fait pas cavalier seul… Tout ce que le Québec compte de progressistes de service joint sa voix à elle et demandent, à l’unisson, une « trêve » : le SPQ-Libre, Léo Bureau-Blouin, Michel Arsenault…

La logique est digne de l’enfermement dans lequel se trouve notre époque. Comme le disait Adorno : « La souffrance face à une situation négative – aujourd’hui celle d’une réalité bloquée – se transforme en colère contre celui qui la nomme » [1]. Mis à part quelques groupes écologistes et populaires, les étudiants et les étudiantes ont été pratiquement seuls à combattre le Parti libéral. En cette époque où même les syndicats participent au consensus néolibéral – on se souvient des grands sommets qui ont mené à l’atteinte du « déficit zéro » –,  le combat étudiant n’en prend que plus d’importance et de signification. Il est, en fait, la charge la plus importante qui ait été portée à l’idéologie dominante qui affecte le Québec depuis trente ans.

Mais l’image qu’on se fait de notre monde n’est pas réelle. Au contraire : elle renverse le réel afin de le rendre compatible avec l’enfermement dans lequel se trouve notre bienheureuse société spectaculaire.

C’est ainsi seulement qu’on explique que ceux qui méprisent le mouvement sur toutes les tribunes de la province sont les mêmes qui demandent aux étudiants une trêve sous prétexte que l’opinion publique n’est pas de leur côté. C’est ainsi seulement qu’on comprend pourquoi les accusations de « violence et l’intimidation » visent ceux qui ont été massivement arrêtés  – plus de 3300 arrestations – et brutalisés – les blessés, parfois très graves, se comptent par dizaines. C’est ainsi seulement qu’on peut comprendre pourquoi la loi spéciale – condamnée par l’ONU, Amnistie internationale et la Commission des droits de la personne – nuit à ceux qui appellent à la défier.

C’est ainsi seulement, et finalement, qu’on peut expliquer que ce sont ceux et celles – les seuls! – qui se battent contre le gouvernement qui sont jugés responsables de sa possible réélection.

Autrement dit, la même société qui traîne les étudiants dans la boue depuis des mois lui demande désormais, parce qu’ils ont accumulé des bleus et de la saleté, de ne pas trop se faire voir.

La boucle est bouclée : la répression qu’entraîne la contestation favorise celui qui l’exerce. Tous se plient unanimement à cette logique émise par le pouvoir en place. Personne n’ose la renverser pour la mettre à l’endroit. Comme la gauche modérée est incapable de remettre en question le raisonnement de l’idéologie dominante, simplement parce qu’elle en partage les prémisses légalistes et libérales, il ne reste à ses yeux qu’une seule solution : s’y soumettre.

Il en est ainsi de notre merveilleuse époque… Une époque où l’idéologie marchande est si totalement hégémonique qu’elle n’accepte plus que les critiques qu’elle peut efficacement encadrer – soit celles qui sont les plus insignifiantes et symboliques, celles qui peuvent être contenues entre les marges d’un bulletin de vote anonyme.

Les grévistes croyaient faire face au gouvernement libéral. Mais l’ennemi est plus gros, plus fort qu’on ne l’aurait cru. Il est État, capital, marchandise, aliénation et mensonge. Il est violence, censure, corruption du langage et brutalité.

Il n’est pas un parti, mais une totalité sociale dégénérée.

 

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Note

[1] Theodor W. Adorno, « Resignation », Kritik. Kleine Schriften zur Gesellschaft, Francfort-sur-le-Main, 1971.