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Matériaux provisoires pour un bilan de grève

 

« Nos défaites, voyez-vous, ne prouvent rien, sinon que nous sommes trop peu nombreux à lutter contre l’infamie. Et nous attendons de ceux qui regardent qu’ils éprouvent au moins quelque honte » 

– Bertolt Brecht

Mis à part quelques irréductibles bastions de combattants –  qui auront, malgré leur courage et leur détermination, beaucoup de difficulté à développer un réel rapport de force face à l’État – la grève étudiante, qui ne pouvait durer éternellement, est à toute fin pratique terminée.

Quel bilan pouvons-nous tirer de cet immense mouvement? Cette grève sera largement ce que
nous en retiendrons pour l’avenir, il est donc trop tôt pour répondre à cette question de façon définitive. Mais voyons quand même quel bilan provisoire nous pouvons dès maintenant tenter d’esquisser.

D’abord, inutile de jouer à l’autruche: il est impossible de crier victoire. Après avoir utilisé tous les procédés possibles et imaginables pour mater le mouvement, l’été et les élections précipitées auront eu raison de la grève. La défaite, cependant, est loin d’être totale. Cette grève a donné du relief à la démagogie politicienne, à la stupidité des chroniqueurs de droite, à la brutalité de l’État, à l’instrumentalisation du droit et à la sensiblerie petite bourgeoise de notre élite réactionnaire. Bref : elle a donné du relief au vide dans lequel baigne la bienheureuse conscience de notre société en crise.

Et elle a donné ruse et courage à ceux et celles qui l’ont menée.

Contre l’État

« Les manifestants ne s’attaquent plus au gouvernement du
Québec, ils s’attaquent aux Québécois et à un système économique »

– Jean Charest

« Ce sera au juge d’en décider »

– Michelle Courchesne,

répondant à un journaliste qui lui demandait si le
port du carré rouge pourrait être considéré comme une incitation à la
désobéissance

 

Les étudiants et les étudiantes ne faisaient pas face au gouvernement libéral, mais bien à l’État québécois, à son parlement, à sa justice et à sa police.

Cet État est en crise. Ce ne sont pas seulement les libéraux qui sont corrompus, mais bien l’ensemble des institutions, de même que le langage de ceux qui les défendent. C’est pour cette raison que le gouvernement n’a pas opté pour le dialogue et la négociation, mais bien pour la répression. Le pacte « keynésien » – qui menait les gouvernements à diriger en collaboration avec les syndicats et les groupes sociaux – est bel et bien mort et enterré. L’État en crise, comme nous le rappelle Anselm Jappe, se défait de ses « jolis oripeaux dont il s’est revêtu depuis plus d’un siècle » et s’installe en seul maître du jeu. Il ne discute plus: il dicte. Et ceux et celles qui ne sont pas contents, on l’aura compris, n’ont qu’à « attendre » – démocratiquement, bien entendu – les prochaines élections.

Cela, nombre d’étudiantes et d’étudiants, l’ont bien compris.

Fracturer le consensus

« Un des aspects les plus frappants de la crise
actuelle est le profond décalage qu’elle révèle entre la mentalité de beaucoup
de manifestants et la tournure d’esprit de gens comme moi. J’avoue très
honnêtement que je ne l’avais pas vu venir ».

Joseph Facal, 23 mai

Depuis trente ans, notre élite ne faisait que répondre à l’écho produit par ses propres mensonges. Étant incapables de penser en dehors des normes de la doctrine religieuse capitaliste, politiciens et chroniqueurs amis du régime ont répondu aux revendications de « gratuité », de « démocratie » et de dénonciation de la « marchandisation de l’éducation » par des jappements méprisants et satisfaits : « bébés gâtés », « crottés », « enfants rois », « terroristes »…

Autrement dit il n’y a pas eu débat, mais bien combat. Les appels au matraquage ont été beaucoup plus nombreux que les arguments rationnels. Ils ont peuplé les chroniques poubelles de toute la province. Jamais on n’avait entendu autant de mensonges et de démagogie sortir de la bouche de notre sensible élite petite-bourgeoise réactionnaire. Et jamais le mépris n’avait autant été la norme.

Démocratie policière

« Je ne suis pas du genre à reculer devant
l’intimidation. Car le jour où on commence à reculer devant l’intimidation, ce
jour-là la démocratie est morte ».

– Raymond Bachand

C’est à grands coups de matraque que l’État a fait comprendre aux étudiants le sens du mot « démocratie ». Avec la complicité naïve ou assumée de l’élite politique et médiatique, il fait de l’exception d’hier la règle de demain. Peu importe que sa répression ait été dénoncée par des instances comme l’ONU et Amnistie internationale, tant et aussi longtemps que la population a la
conscience heureuse de vivre en « démocratie », l’État pourra utiliser le fantastique appareil de contrôle et de répression qui est le sien pour mater la dissidence.

La démocratie libérale lamine les conflits de classes, les contradictions et les divisions pour faire de « nous » une grande famille liée par la destinée nationale. Elle est l’opium du peuple des temps modernes.

Le contrôle étatique est actuellement le plus efficace qui soit. Il transfigure la guerre en « paix », la violence en « non-violence » et fait de celui qui est fiché, épié, matraqué, bastonné et méprisé un vecteur de « violence et d’intimidation ». La démocratie n’a pas besoin de « milice politique » pour
mater la dissidence. Appliquer le droit à la lettre est amplement suffisant, et lorsque les forces de l’ordre manquent d’outils, il n’y a qu’à voter une « loi spéciale » pour leur donner un peu plus de latitude.

Tel est certainement l’un des enseignements les plus considérables révélés par cette grève.

Le spectacle

« D’habitude, on voit son fils devenir un homme à la
maison. Moi, j’ai vu ce jeune garçon devenir un homme à la télé ».

– Marcel Blouin, père de
Léo Bureau-Blouin

Il ne faut pas confondre la grève et son spectacle, qui en est le reflet inversé et la négation. Le spectacle de la grève a été la partie immergée et artificielle de la révolte. Si les grévistes ont certainement apprécié les appuis de la gauche « raisonnable » politicienne, médiatique et artistique, il ne faut pas confondre le reflet de la lutte avec la lutte en soit. Les mêmes qui disaient appuyer les grévistes ont été les mêmes qui ont fait des appels au respect de la loi et à la « trêve » électorale. Pourtant, sans désobéissance civile, sans lignes de piquetage et sans blocages illégaux, cette grève aurait été tuée dans l’œuf. Quant à la « trêve », puisqu’elle ne concernait que les étudiants, elle n’en a jamais été une.

Si la participation au spectacle peut sembler envoûtante, voire utile à l’occasion, il faut pourtant la distinguer du mouvement réel qui se trouve dans les assemblées et les manifestations. C’est lorsque les étudiantes et les étudiants  ont refusé de jouer le rôle qu’on attendait d’eux qu’ils ont réussi à secouer le joug tranquille de notre quotidien.

Moments victorieux

« Le gars [le policier], il n’était au courant de
rien. Il ne savait pas encore que quelqu’un s’était fait crever un œil par la
police aujourd’hui. Il n’avait aucune idée des débordements qui avaient eu
lieu. Il ne savait pas ce que nous foutions là. Il ne savait même pas ce qu’IL
foutait là. Il y eut un instant où j’ai regardé autour de moi et j’ai vu la
lucidité en rouge. J’ai compris que personne ici ne comprenait ce qui se
passait. Personne autour de moi, que ce soit du côté des matraqués, ou des
matraques, personne ici ne savait pourquoi. J’ai vu les policiers me regarder
en se demandant bien ce qu’ils pourraient dire à la p’tite ».

– Fannie Poirier, nuit du
7 ou 8 mars 2012

L’acquis le plus important de cette grève réside dans l’expérience des grévistes qui, par delà l’ennuyant spectacle médiatique et électoral, ont pris conscience de la force de la mobilisation et de la rue. Toutes ces assemblées à débattre de politique, toutes ces heures passées à faire du piquetage, tous ces kilomètres à marcher illégalement dans la rue, à narguer courageusement la police et la loi, forment l’expérience des grévistes. Cette expérience est irréductible aux bulletins de vote et à la norme – toujours bien bedonnante et bourgeoise – qu’on tente d’imposer à nos esprits.

Cette grève a transformé la vie et la vision du monde de ceux qui l’ont mis en marche. Ils et elles furent des dizaines de milliers à voir le visage du monopole de la violence et de la société mercantile qui est la nôtre. Chacun des coups de matraque et chacune des lignes écrites par les démagogues au service du Prince constituent autant de clous que la société marchande a enfoncés dans son propre cercueil.

Par leur courage et leur intelligence, les grévistes ont créé une brèche dans le consensus irrationnel du tout à l’argent. Ils ont prouvé que la déroute de notre société n’était pas obligatoirement la seule trajectoire possible. Ces petites failles laissent passer de nouvelles formes d’ombre et de lumière. Elles donnent à voir tout un monde de possible.

Grâce à cette grève, la société québécoise n’est déjà plus la même.