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La grosse femme d’à côté est à la rue

Vous vous souvenez de La grosse femme d’à côté est enceinte de Michel Tremblay ? Un prof roux et qui fumait beaucoup trop nous l’avait fait lire au CÉGEP. Vous vous rappelez de la dernière scène ? Les femmes sortaient de leur cuisine respective afin de discuter maternité. De l’avis du prof roux, cette scène se voulait annonciatrice de la Révolution tranquille. « Montez! Montez V’nez jaser! », disait la grosse femme, « Moé aussi j’attends un bébé comme vous autres… V’nez,  on va en parler… ».

Elles ne sont pas allées très loin, juste sur le balcon. Aucune manifestation, aucun scandale : simplement une démonstration de solidarité féminine dans tout ce qu’elle devrait avoir de normal.

Tremblay ne disait cependant rien de la suite…

Car quand Pierre, Jean et Jacques sont revenus à la maison, ils ont eu toute une surprise : « Quoi? Le souper n’est pas prêt? » La réaction a été pour le moins démesurée. Pierre a fourré une claque à sa femme, Jean est parti aux danseuses se paqueter la gueule et Jacques est allé se coucher en petite boule dans le garage, la tête contre le coffre à outils.

Notre époque ressemble en de nombreux points à celle qui précéda la Révolution tranquille. Plusieurs femmes ont le féminisme « honteux ». Plusieurs d’entre elles refusent cette étiquette pourtant généreuse qui embrasse de nombreuses tendances idéologiques : le libéralisme, le socialisme, l’anarchisme, l’écologisme… La mode est plutôt au ressac. Pour preuve, pratiquement chaque fois que l’on parle de féminisme, la discussion dérive sur la condition des hommes : le suicide, la « crise » d’identité, le décrochage scolaire, etc. Ces problèmes particulièrement « masculins » auraient été, comme on s’en doute, causés par le féministe, et notre époque serait celle du « retour du balancier » (vous remarquerez comment cette expression revient constamment dans les conversations à propos de la condition des femmes). Ajoutons à ce ressac le fait que la droite ne se gêne pas pour instrumentaliser le féminisme à des fins militaristes ou mercantiles. Car c’est désormais en son nom – entre autres – qu’on fait la guerre au terrorisme et la chasse aux femmes voilées.

Ce discours en est un totalement déréglé. Comme les hommes ont été un tantinet ébranlés par les conquêtes du féminisme (et nous disons : tant mieux), la seule solution envisageable, comme nous sommes incapables d’imaginer un futur qui soit différent, serait celle d’un retour en arrière.

Les garçons décrochent plus que les filles? Ce ne peut être parce que la culture machiste tient encore toujours lieu de norme au sein de nos familles et de notre société. Il faut plutôt « viriliser » l’école en créant des classes non mixtes et en y invitant l’armée[1].

Les hommes se suicident plus que les femmes? Ce n’est certainement pas parce qu’ils utilisent des moyens différents pour passer à l’acte (un fusil ou un couteau, moyens privilégiés par les hommes, est manifestement plus efficace qu’une poignée de pilules, moyen privilégié par les femmes). Il faut donc revaloriser les modèles masculins.

Les femmes sont victimes de violence conjugale? Ce doit être un problème de « schismogenèse complémentaire » comme le dit le grand psychologue et chroniqueur au Journal de Montréal, Yvon Dallaire[2]. Il ne faut pas « culpabiliser » les hommes… S’ils tapent « leur » femme, c’est qu’ils sont malheureux. Il faut vraiment avoir de l’imagination pour y voir un lien avec domination patriarcale.

Les femmes sont plus pauvres que les hommes? Il faut voir, certains s’inquiètent plutôt de l’inverse. « Les statistiques sont alarmantes », dit la charmante Denise Bombardier, « Les hommes de demain seront sous-scolarisés, plus pauvres et donc plus démunis socialement que les femmes »[3]. Ceux et celles qui pensaient que la madame d’Outremont était à l’aise avec les inégalités sociales devront se raviser. Elle a à cœur l’avenir – le pauvre avenir! – non pas des jeunes, des travailleurs précaires, des femmes, des sans-emplois et des sans-papiers, mais celui – oh combien plus alarmant! – des hommes.

Le renversement est encore une fois complet (et il donnerait la nausée à n’importe quel être humain censé) : non seulement les hommes sont plus en détresse que les femmes, mais ils le sont à cause des volontés émancipatrices portées par le féminisme.

Et pourtant… Elles sont nombreuses à avoir peur de marcher seules dans les rues la nuit (parlez-en à vos amies), elles sont plusieurs dizaines de milliers à être violées chaque année (aux États-Unis seulement, 15 à 25% des femmes subissent ce crime odieux [4]) et elles forment la principale marchandise humaine en circulation sur la planète (la traite, qui touche environ 800 000 personnes annuellement, concerne à 80% les femmes et les jeunes filles[5])… Au Québec, elles gagnent à peine 66% du salaire des hommes, détiennent 70% des emplois au salaire minimum[6] et constituent 97% les victimes d’enlèvements, de séquestrations  et d’agressions sexuelles[7].

Et pourtant, les hommes pleurent… Et chaque fois que les féministes font valoir leur point de vue elles créent la polémique : les quelques campagnes « scandaleuses » qu’a menées la Fédération des femmes du Québec en témoignent de façon éloquente.

Heureusement pour nous, mais surtout pour elles, certaines femmes refusent de se plier aux lamentations de Pierre, de Jean et de Jacques. Elles savent encore reconnaître l’oppression et la domination lorsqu’elles la rencontrent et la vivent.

Et continuent de la combattre.

*

Spectacle bénéfice pour l’Auberge Madeleine

L’Auberge Madeleine, maison d’hébergement, accueille des femmes sans-abri et en difficulté depuis 28 ans. Suite à la constatation d’une hausse importante des refus pour les demandes d’hébergement, l’équipe de l’organisme a entrepris de déménager ses services dans un espace pouvant accueillir plus de femmes en difficulté. Pour une deuxième année, elles organisent un spectacle bénéfice dont les profits iront directement aux services pour les femmes! Avec Geeta, Les filles de Canailles, Ann Bernard, Gabriella Hook, Les Lazy Lovers, DJ Mess Mess et Béatrice Picard.

Jeudi le 28 mars au Lion d’or, 1676 Ontario E.

Lien vers l’événement : https://www.facebook.com/events/117310981781366/

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Notes

[1] Francis Dupuis-Déri, « Hommes en désarroi et déroutes de la raison », Le Devoir, septembre 2003.

[2] Yvon Dallaire, La violence faite aux hommes: une réalité tabou et complexe, Options Santé, 2002.

[3] Denise Bombardier, « Le sexe fort en perte d’avenir », Le Devoir, septembre 2002.

[4] Patrizia Romito, Un silence de morte : la violence masculine occultée, Paris, Sylepse, 2006.

[5] Selon Vision Mondiale: “Vue sur le monde: femmes et filles des marchandises?”, mars-avril 2010.

[6] L’R des centres des femmes du Québec, “La pauvreté des femmes: un enfer privé, une affaire publique”, 2008.

[7] Conseil du statut de la femme, Portrait statistique Égalité Femmes/homes: où en sommes-nous au Québec?, 2010.