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L’éclatante victoire du vide

La rationalité des électeurs et des électrices n’est pas chose facile à saisir. Probablement parce qu’elle est limitée et changeante, mais surtout parce qu’il est difficile de se mettre dans la peau de ceux et celles qui ne partagent pas notre analyse. Quoi de plus facile, en effet, que d’accuser son adversaire d’être plus ou moins fou s’il ne vote pas du « bon bord ».

Les gens ne sont pourtant pas si cons… Même s’ils votent libéral.

En fait, nombre d’électeurs votent pour leurs intérêts propres. Plus encore : leur vote est parfaitement représentatif de l’état de notre société…

Voyons un peu.

M. Chose travaille 45 heures semaine. Il est marié, a deux enfants, passe ses fins de semaine au chalet. Les hausses de tarifs (frais de scolarité, électricité, santé…), les coupures dans le chômage, il peut se les payer sans trop d’inquiétude, sans de trop grands sacrifices, du moins à court terme. Il ne voit pas trop la nécessité des syndicats. On lui a dit qu’ils prenaient « trop de place » et nuisaient à la productivité. C’est un peu vrai. On lui a également dit, depuis au moins trente ans, que « le Québec était dans le rouge ». Il appui donc nombre de ces mesures d’austérité. Ça tombe bien : les trois grands partis lui promettent d’agir en ce sens.

Inutile de dire que le programme de Québec solidaire ne l’intéresse pas. Ce programme l’obligerait à faire tout autant de sacrifices que ceux réclamés par les gros partis. On enverra l’argent de ses taxes et de ses impôts à la rescousse des « plus démunis », comme dirait Françoise David? On va prendre « son » argent (il est lourdement imposé, demandez-lui, il saura vous le dire) pour défendre les « veuves et les orphelins », les sans-abris et les sans-emploi ?  On va le priver de possibilités d’emplois sous prétexte que ces derniers ne sont pas « verts »?

Selon ce qu’il voit et entend, les « veuves et les orphelins » ont déjà accès à des programmes sociaux fort généreux, à des mesures de discrimination positive et à toutes sortes de levées de fonds larmoyantes. On lui dit depuis toujours : il faut être productif, créer de la richesse, créer des emplois, accélérer la croissance et « cesser de vivre au-dessus de nos moyens ». C’est de cela dont le Québec a besoin. Sans oublier, bien entendu, qu’un vote pour QS ‒ ça aussi on lui a rappelé ‒ c’est un vote pour les radicaux « socialistes », voire « islamistes », un vote pour les carrés rouges « violents et intimidateurs ».

Il reste donc les trois gros partis… M. Chose aime bien la charte du PQ. Le danger de l’islam est présent et concret. Il ne se passe une semaine sans qu’on en parle en première page des monopoles médiatiques. Il faut donc faire quelque chose pour stopper les « excès du multiculturalisme à la Trudeau ». Cela, il le sait plus que jamais.

Mais le PQ, malgré tous les efforts faits en sens contraire, porte cependant un projet de trop dans ses bagages. Un projet qu’il traîne comme un boulet à ses pieds; un projet qu’il cache ou met de l’avant selon les circonstances; un projet qu’il a réduit jusqu’à la parodie; un projet de reconduction du statu quo en plus petit; mais un projet quand même. M. Chose le sait, depuis des années, on lui répète : « les Québécois ne veulent pas de référendum ». Il a compris le message. Personne n’était là pour le contredire. Même pas le Parti québécois. S’il aime la charte, c’est parce qu’elle prétend protéger son mode de vie face à la menace étrangère. Il est nationaliste, cela ne veut pas dire qu’il désire un changement politique quelconque. Bien au contraire.

Il aurait donc pu voter pour la Coalition avenir Québec… C’est un parti respecté qui a une très bonne presse. Un parti qui rejoint ses valeurs. Il y a pensé longtemps. Cependant, la CAQ n’était pas en mesure d’assurer la « stabilité » que recherche M. Chose. C’est d’un gouvernement majoritaire dont a besoin le Québec…

Reste les libéraux… « Mais ils sont corrompus jusqu’à la moelle! ». « Ça a juste pas d’allure! » Bien entendu, se dit M. Chose, lui aussi écoute la tivi, il n’est pas con. Mais il ne faut pas charrier… On lui a appris à respecter les hommes politiques et les institutions du Québec. On lui a appris à prendre la mesure des choses. La corruption n’est d’ailleurs pas seulement présente au sein du PLQ. « Il faut continuer à avoir confiance en notre classe politique ». « Il ne faut pas devenir cynique ». « Les politiciens font un travail fort noble ». Même Françoise David, la « radicale », a qualifié ad nauseam ses adversaires d’ « estimés collègues » tout au long de cette campagne qu’on a aimé qualifier de « dure ».

Impossible, à travers ce protocole de langues polies et de mots lisses, d’appeler un chat un chat. Ce sont les règles du jeu politique. On peut traiter les grévistes d’ « enfants gâtés », les manifestants de « terroristes », les musulmans d’ « islamistes radicaux », les féministes de « frustrées », mais quiconque traiterait un politicien de « corrompu », de « profiteur » ou simplement d’ « ostie d’crosseur » (pour les poètes) se ferait rappeler à l’ordre par quelques éditorialistes ou chroniqueurs « respectables ».

À force d’appeler au respect des institutions, on a fini par respecter la corruption.

À quelques centaines de milliers de reprises, M. Chose a donc voté libéral.

C’est ce qu’on lui a appris à faire.

Et il le fait bien.