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Avant le Faubourg Contrecoeur, il y avait les ninjas

Au milieu des années 80, à l’époque où chacun se chicanait avec son frère ou sa soeur après qu’il/elle lui eut volé une vie dans Contra, à Tétraultville, il y avait ce que nous appelions le champ Taillon. Il s’agissait d’un très vaste terrain vague de quelques kilomètres carrés – aucunement entretenu – qui appartenait à la ville de Montréal et qui, ultimement, conduisait à la carrière Lafarge, tout près des raffineries de Montréal-Est. Ce même champ nous servait occasionnellement de terrain de jeux et, selon la légende, était occupé par des ninjas qui ne sortaient le nez qu’une fois le soleil couché.

C’est là que, durant la saison estivale, mes amis et moi allions bâtir des cabanes de bois, faire des batailles de chardons, et rouler en 4-roues; et c’est aussi là que, l’hiver, nous glissions sur l’immense montagne de neige qui ne fondait pas avant le mois de juillet tellement elle était grosse. Pour s’y rendre – à la montagne -, nous devions marcher quelques centaines de mètres et, à l’aide de cisailles, se tailler une porte dans une clôture en broches. Et il fallait revenir avant l’arrivée des ninjas. Une fois, Saint-Pierre (pas LE Saint-Pierre, juste Pat Saint-Pierre) avait pris son temps et il en avait vu un. Du moins, c’est ce qu’il nous a répété à de maintes reprises pendant les six années de l’école primaire. Sept pour lui. Il a redoublé en troisième ou quatrième année.

Quelques années plus tard, tandis que nous étions adolescents et que l’on se plaisait à attendre parfois jusqu’à 22h au club vidéo que le commis vienne remettre sur les tablettes une copie du dernier Naked Gun qui était supposé être sur les tablettes depuis 18h, le champ Taillon nous était encore fort utile. Non pas pour faire une quelconque guerre de chardons ou pour aller glisser sur la montagne, mais plutôt pour siroter en toute quiétude, autour d’un feu de camp, quelques Molson XXX bien tièdes, et griller une ou deux rouleuses vertes. Nous avions même installé un divan dans un boisée, à l’abri des regards. En fait, la première fois que nous sommes allés dans le boisée, il était là, le divan, mais nous nous plaisions à dire que c’était nous qui l’avions placé là.

Ainsi donc, ados, nous nous réunissions derrière le CLSC, sur la rue Sherbrooke, nous prenions les commandes de chacun et nous appelions The Man. En l’attendant, nous jouions au aki. À son arrivée, nous réglions les comptes, et nous nous dirigions vers le petit boisée. Normalement, en une demie-heure, nous y étions. Une fois, alors que les uns dégustaient quelques Boomerang et que les autres se gossaient une pipe à l’eau avec un gros deux litres de liqueur douce, nous avons vu des lumières approcher. Sans réfléchir, nous avons pris nos jambes à notre cou sans trop savoir de quoi il s’agissait. Même si plusieurs disaient avoir vu des voitures de police rôder dans le coin, je ne pouvais m’empêcher de penser à ce que Saint-Pierre nous avait raconté quelques années plus tôt…

Les années ont ensuite passé. À la veille de l’an 2000, nous avions presque tous obtenu notre diplôme d’études secondaires. Les uns sont allés au CÉGEP, et les autres – la plupart, dois-je dire – se sont dénichés un boulot dans une shoppe du parc industriel de ville d’Anjou, ou dans une épicerie près de la Place Versailles. Bref, le champ faisait partie du paysage mais, lorsque nous avions le temps de nous réunir, nous options pour une terrasse du Vieux-Montréal de la rue St-Denis. Sinon, il y avait toujours l’ami d’un ami d’un ami qui était en appart’ alors nous allions chez lui pour écouter Pulp Fiction ou Natural Born Killer pour la énième fois. En revanche, lorsque je passais devant le champ, il n’était pas rare que je voyais quelques jeunes de la génération qui nous suivait se lancer des chardons dans les cheveux. Et une fois, en passant devant le CLSC de la rue Sherbrooke, j’ai vu The Man se rendre à l’arrière.

C’est ainsi que, un jour, j’ai décidé de voler de mes propres ailes et de quitter le quartier de mon enfance. Petit à petit, mes amis en ont fait autant. Je ne vois plus la plupart d’entre eux aujourd’hui mais je sais très bien qu’ils ne sont plus les mêmes. Pour l’avoir vu sur Facebook, certains sont aujourd’hui mariés, quelques uns ont des enfants, et d’autres ont même une maison dans le bout de Repentigny, Varennes, voire même Québec… Les unes sont serveuses ou machinistes, et les autres sont ingénieurs ou vétérinaires.

Comme nous, le champ Taillon a évolué depuis le temps. Notamment, il est beaucoup plus petit. Et il a même changé de nom. En effet, aujourd’hui, on parle plutôt du Faubourg Contrecoeur. Vous devez connaître…

Par curiosité, j’y suis retourné l’autre jour. Alors qu’il fallait jadis marcher près d’un kilomètre pour se rendre à la grosse montagne – qui est beaucoup plus petite aujourd’hui d’ailleurs -, dorénavant, elle est à un jet de pierre. Tout comme la clôture de broches. Il y avait aussi un gardien dans une roulotte qui surveillait de nouvelles unités en construction. Je ne sais trop si mes yeux ont fait défaut, mais j’ai cru reconnaître The Man. J’ai aussi vu le petit boisée mais je ne m’y suis pas aventuré. À cause de la clôture, bien sûr… mais aussi parce que le soleil se couchait. Qui sait. Saint-Pierre avait peut-être raison.