Cher Pascal,
Je remontais la Canebière après ce déjeuner où tu m’as annoncé ton grand projet et torpillé de questions, et les idées se bousculaient, furieuses. Je me suis assis à la terrasse d’un PMU – notre repas s’étant étiré si longuement au gré de tes questions, de tes emballements et de ta ferveur qu’il était déjà l’heure de me permettre une mauresque en griffonnant tout ce qui déboulait de ma tête et en tentant d’y mettre un peu d’ordre.
Ainsi, tu veux quitter la France pour aller vivre à Montréal, emballé par la certitude que là-bas la vie est meilleure qu’en ta République en décadence, emballé par un court voyage dont les souvenirs exotiques d’accent, de ferveur d’un festival d’été, de grands horizons sauvages, et d’hybridation entre la Gaule perdue et l’Amérique t’ont laissés rêveur.
J’ai répondu dans la spontanéité de la discussion devant l’aïoli – si fort que je pleure et rote encore – assez mécaniquement, pragmatiquement, sur les détails et les aléas de la vie quotidienne sur le Plateau, où tu vas emménager en colocation grâce à une annonce trouvée sur Internet, avec des gens géniaux, un grand 7 et demi (T8) peuplé d’un amalgame d’artistes, de professionnels et d’étudiants qui cohabitent comme c’est inimaginable en France, jubiles-tu.
Je répondais mécaniquement et je suis là, après, – fébrile et dépassé par l’agitation neurologique, par la subtilité avec laquelle je voudrais te répondre, en déconstruisant un peu ta folklorisation des choses sans complètement la détruire, et en focalisant sur ma représentation de ce qu’est ma « Belle Province » — moi qui suis, somme toute, maintenant, du moins à mi-temps, de sa diaspora.
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Voilà qui ouvre des chemins – on en dit que ca y est le bordel identitaire en ce moment. Tu me montrais avec jubilation la une de Libé du printemps dernier qui fantasmait en le Printemps Érable Mai 68 presque en mieux, et je me demandais comment te nuancer succinctement. Tu me montrais ton « dictionnaire de la parlure québécoise » et me disais que tu avais hâte de driver ton char dans le frette en imitant quelque chose comme l’accent d’un belge trisomique, et je me demandais comment t’éviter le ridicule en toute amitié et avec délicatesse, comment t’éviter de te retrouver la plotte à terre.
Voilà qui ouvre des chemins et voilà mon empressement et ma jubilation devant le calepin, deuxième mauresque: en perpendiculaire aux notes de tout ce qu’il faudrait te dire, te nuancer, te raconter en toute subjectivité assumée, j’écris en grosses majuscules dans la marge DEFOLKLORISER .
Puis encore en gros, encore, les idées sont sur l’autoroute, PRAXIS, LIEN EPISTOLAIRE (LETTRES PERSANES), → → → blogue. C’est écrit tout croche et dans l’urgence, c’est un genre d’euréka.
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PRAXIS – te raconter, certes la vie quotidienne, les us et coutumes, le coat d’hiver pour affronter le froid. La somme de tes questions, de tes idéalisations de l’Amérique en français, de tes étonnements (oui, c’est vrai que le parti qui vient tout juste de former un gouvernement minoritaire s’appelle le papier cul en abrégé; oui c’est presque vrai qu’il y a des dépanneurs vietnamiens à tous les deux coins de rues où l’on ne vend que des loteries, du tabac et de la mauvaise bière industrielle en très grosses bouteilles et qu’ils ne parlent que vietnamien; non ce n’est pas vrai qu’en fait il existe une ville souterraine dont personne ne sort jamais l’hiver tant il est rude, et moult et caeteras).
LIEN EPISTOLAIRE LETTRES PERSANNES – ah, il faut les relire, simplement pour piquer à Montesquieu l’idée de raconter son propre pays (et dans ce cas qui n’est pas un pays) avec cet amalgame subtil de candeur et de surexcitation de l’intelligence ethnographique du voyageur étranger. Vivant maintenant à mi-chemin de lui mais y ayant tout de même subi l’affront de la naissance, de l’hiver et de l’éducation, j’ose espérer, en te proposant un lien épistolaire sur ton émigration (ou immigration, c’est selon, je suis des deux bords), lui piquer l’idée avec originalité.
BLOG – comme il est maintenant planétaire, mon cher Pascal, de se médiatiser dans l’urgence avec l’urgence de la rétroaction, et que je suis d’une oisiveté débilitante devant la page blanche, de médiatiser sur le site d’un hebdomadaire culturel de Montréal notre correspondance ne pourra qu’y ajouter du piquant et de la célérité.
Ainsi, je te propose de te conter le Neuve-France dont tu rêves, de répondre à toutes tes questions, et de copier coller tout cela sur le web, quitte à y adjoindre les questions ou nuances de tes compatriotes dans la même situation, et surtout les nuances de mes compatriotes, si j’en ai.
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En gros, en vrac, dernière mauresque, raconte-moi vite le Québec dont tu rêves, et repose-moi vite d’autres questions qui te brûlent avant d’y vivre, que je les ajoute à mes notes post-aïoli; et même une fois là-bas si l’exercice nous semble avoir la pertinence de se poursuivre. Histoire de défolkloriser et de cabotiner un peu, l’hiver va y être si rude.
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Tu pars là-bas, j’y suis enraciné et de sa diaspora lointaine et déracinée à la fois, et je ne suis pas certain que l’on sache exactement de quelles racines je parle.
Certes, je pourrai répondre à ta question, et à d’autres du même acabit, à savoir si « de la démocratie en Amérique » de Tocqueville c’est toujours d’actualité au regard de la dernière élection… Mais blogue et praxis oblige, mon cher ami, allons aussi au concret, dans la légèreté, car il faudra bien que tu saches aussi comment entrer dans une SAQ sans t’évanouir la première fois, ce qui distingue les danseuses du centre-ville des danseuses des régions éloignées (tout comme les électeurs qui y vont), comment ne pas commenter la poutine, comment payer chacun son tour au bar en calculant méticuleusement, comment écouter Plume Latraverse et se comporter décemment pendant un de ses concerts, comment draguer les québécoises différemment des marseillaises ou en fait comment ne jamais draguer pour draguer, comment déprendre un char dans une tempête, comment accepter la haine des intellectuels en société, comment comprendre l’humour faisant allusion à l’hygiène en France, comment comprendre l’usage du mot « colon » sans entrer dans un débat sur la décolonisation de l’Algérie française, comment choisir le moment opportun s’il en est un pour citer le « Vive le Québec libre » de de Gaulle, et j’en passe.
En toute amitié et au plaisir de t’éclairer, mais aussi de t’amuser, dans ta découverte de ces arpents de neige qui, j’en suis convaincu, se feront fort de t’étonner plus que tu n’oses le penser.
Mathyas
Sans oublier: comment calculer rapidement le « t(s)ip » qui ici n’est pas inclu dans le prix 🙂
Que voilà une singulière façon d’instruire votre ami Pascal…
Aurait-il donc une perception à ce point bancale de la Neuve France qu’il faudrait alors la lui «détricoter» un tantinet (ou bien davantage) avant la possible gaffe – et même l’amère déception pouvant dès lors résulter de son impulsive (si ce n’est inopportune) hâte, Monsieur Lefebure?
Ah… mais vous connaissez Pascal beaucoup mieux que moi. D’autant plus que je ne le connais pas du tout. Pas plus que je ne vous connais, d’ailleurs…
Hum… alors, sur cette entrée de jeu éclairante, vous me permettrez de vous citer quelques mots du poète Charles Baudelaire, lesquels sont tirés du Spleen de Paris, soit de la pièce XLVIII, intitulée par son auteur lui-même (ce qui s’avère un curieux hasard car tout à fait de circonstance): «Any where out of the world / N’importe où hors du monde).
Voici:
Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.
Et voilà.
Votre ami Pascal – que je ne connais nullement, vous le redis-je – serait-il à ce point malade qu’un séjour sur le Plateau le revigorerait? Vraiment? Alors, dans ce cas, qui sait… Il y aura toujours de ces petits miracles improbables et pourtant avérés pour nous étonner…
Mais ne voulant pas abuser de votre temps, et encore moins de votre patience, je me bornerai en terminant par saluer le fait qu’il y a, derrière la caricature que vous présentez de notre réalité québécoise, un portrait ne reflétant que trop bien celle-ci. À la fois colorée et consternante. Chaleureuse et glaciale (les trois-quarts de l’année).
Bonne journée!
Voilà toute la question. Être malade en son pays se guérit-il par l’exil? Et avoir été malade en son pays et malade encore en exil permet-il, en y revenant le voir comme un exilé, de guérir? On suivra Pascal, mais on me suivra aussi un peu.
Pourquoi ne répondez-vous pas aux commentaires, Monsieur Lefebure?
Quand quelqu’un daigne s’intéresser au point de jeter quelques mots, cela n’est-il pas digne d’un peu de considération?
Votre ami Pascal ferait-il de la sorte?
Bah… Vous ferez bien comme vous l’entendez. Et tant pis pour les «échanges» entre voisins éloignés, hein?