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Anne-Marie Issa, une femme admirable.

À l’occasion de la Journée Internationale de la Femme, j’ai envie de dire que les femmes sont le meilleur rempart contre l’obscurantisme. Je le dis en pensant évidemment à ma mère, à ma grand-mère, à ma femme, à mes sœurs, à mes tantes et aussi à toutes ces femmes haïtiennes que j’ai croisées à Port-au-prince en août 2002.

Je pense en particulier à Anne-Marie Issa. La première femme à diriger une radio en Haïti. *

Je me suis trouvé presque par hasard à son bureau un matin d’août 2002. À mes oreilles son nom sonnait familier. Issa c’est le nom de Jésus en arabe. Anne-Marie est née en Haïti de parents chrétiens libanais. Elle est blanche de peau, les cheveux roux mais à entendre son accent, c’est une haïtienne de bout en bout.

J’étais à Port-au-pince pour rencontrer des haïtiens déportés du Canada. La Première Chaîne de Radio Canada m’avait commandé une suite du documentaire « Il neige pas à Port-au-prince« . Mais ce n’est pas les sujets de reportages qui manquent dans ce pays. Le micro de Radio Canada m’ouvrait des portes et des cœurs et j’en ai profité.

Ce matin, j’étais à Signal FM (une station située à Pétionville depuis 1990), pour interroger Israël Jacky CANTAVE journaliste de Radio Caraïbe, enlevé et séquestré le 15 juillet 2002 par un groupe armé. Après l’entrevue, c’est au bureau de la directrice au deuxième étage que nous avons été invités à prendre un verre.

Nous étions au cœur de la deuxième présidence de Jean-Bertrand Aristide, alors vivement contestée par une partie de la population haïtienne. Une pression internationale pesait lourd sur le pays déjà très secoué depuis le départ de Duvalier en 1986. Les sommes promises à Haïti pour relancer son économie étaient gelées. Cela plongeait le pays dans une crise économique et politique aiguë. Mais cela n’empêchait personne de trinquer, de vivre et les radios continuaient d’émettre.

Au tout début de ma rencontre avec Anne-marie, j’ai su que j’avais devant moi un autre sujet de reportage. L’enlèvement et l’assassinat raté d’un journaliste c’est un beau sujet, mais une femme haïtienne blanche qui porte le nom de Jésus et qui dirige une des plus importantes radio en Haïti, c’est plus original.

Naturellement, j’ai tendu le micro à Anne-Marie sans lui préciser qu’elle ferait elle-même l’objet d’un reportage pour Macadam tribus. Le hasard a voulu que le propriétaire de Signal FM Mario Viau soit de passage à la station. Il n’a pas échappé à mon micro. Avec lui, j’ai appris que c’est le 8 mars 1996, à l’occasion de la Journée Internationale de la Femme qu’il a annoncé la nomination d’une femme comme directrice générale de Signal FM. Cinq ans plus tard, Anne-Marie Issa a vu son contrat renouvelé « Sans aucune hésitation ».. L’évènement était de taille puisqu’il s’agit de la première femme en Haïti à diriger une station de 72 employés.

J’ai alors interrogé ces employés. Tous des hommes, à l’exception d’une jeune à la salle de presse et une autre à la réception. J’ai commencé par l’homme de sécurité à l’entrée de la station. La frousse qu’il m’inspirait par sa mitraillette en arrivant à la station est tombée aussitôt que je lui ai demandé de me confier deux mots sur sa patronne. Il a commencé par un large sourire avant d’adresser au micro « Monsieu, Madame Issa est femme juste ».

J’ai fais le tour d’une quinzaine d’employés, journalistes, animateurs, réceptionniste, responsable de la discothèque avant de revenir à Anne-Marie. Je ne la connais que depuis quarante minutes et déjà les témoignages à son égard confirmaient mon intuition. Cette femme force l’admiration.

Tous les hommes de la station lui vouent une loyauté et un respect à la hauteur de sa détermination et son professionnalisme. Elle est pour eux une des premières femmes de communication en Haïti. Mais ce grand respect, d’après Anne-Marie n’était pas au rendez-vous dans les premières années de son règne. Cela a été arraché par une force de caractère dont « seule une haïtienne est capable ». D’ailleurs, en réponse à une de mes questions, elle a confirmé la forte impression que j’avais de mes cinq jours sur le sol haïtien « si le pays tient le coup malgré la crise c’est en grande partie grâce à la femme haïtienne, c’est elle le poteau mitant de ce pays ».

Anne-Marie Issa est beaucoup plus qu’une simple gestionnaire d’une radio commerciale. À son sujet, on m’a parlé d’une femme rassembleuse, d’une femme généreuse, d’une femme de vision, mais aussi d’une femme de fer. Anne-Marie est aussi une femme de radio, elle animait une fois par semaine une émission éducative adressée aux familles.

C’est en créole et avec le même sourire que l’homme armé à l’entrée de la station était venu me répéter, alors que je quittais Signal : « Monsieu, pa oublier, Madame Issa est femme juste ». Dans les yeux de cet homme, dont la tâche est de risquer sa vie pour protéger Signal FM, j’ai vu une immense affection pour sa patronne.

Anne-Marie Issa impose le respect au plus macho des hommes, mais elle ne fait peur à personne. Cela explique peut-être cette ambiance de convivialité et de fraternité qui règne dans la station. Cela contraste avec la tension générale qui dominait sur Port-au-prince.

En 2002, les radios haïtiennes étaient plus que jamais engagées avec ou contre le pouvoir de Jean-Bertrand Aristide. À Signal FM, les opinions étaient librement exprimées par les chroniqueurs et parfois au risque de leur vie. Michel Soucard, historien, journaliste ne mâchait pas les mots sur les ondes de Signal FM sur le régime Lavalas qu’il n’hésitait pas de qualifier de « criminel ». Il avait déjà produit des séries entières sur l’histoire de son pays, notamment sur l’époque Duvalier. « À chaque jour je risque ma vie ».

Peut de temps avant ma visite, Signal FM avait fait l’objet d’un saccage qui a détruit les antennes d’autres stations. Le retour en ondes n’avait pas tardé. Le statut commerciale de la radio d’Anne-Marie Issa ne l’empêche pas d’être communautaire d’esprit et de cœur. Aidée par Jean-Claudel Gauthier, directeur de programmation, Anne-Marie Issa, tel un poteau mitan au milieu d’un temple vaudou, enracine la radio qu’elle dirige dans sa terre. D’ailleurs Signal FM a résisté au séisme de janvier 2010. Elle était la seule station haïtienne dont la diffusion ne fut pas interrompue.

En 2002, au moment où ça allait très mal économiquement en Haïti, Signal FM n’avait aucune dette et continuait d’offrir à ses auditeurs un programme varié basé sur un engagement politique clair, celui de donner voix à la conscience libre de ce pays. Une radio commerciale, ne vivant que de la pub, dans un pays politiquement et socialement déstabilisé, réussit toujours à faire vivre une centaine d’employés (certains plus permanents que d’autres) sans faire de compromis sur le mandat qu’elle s’était donnée.

Anne-Marie Issa fait partie de ces milliers de femmes par qui la perle des Antilles continue de briller malgré tout.

Avoir avoir diriger Signal FM pendant 14 ans, Anne-Marie Issa dirige depuis 2010 une boîte de communication, relations publiques et marketing à Port-au-Prince.

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Reportage diffusé sur Macadam tribus:  http://www.souverains.qc.ca/exsonore/amissa.wma

Signal FM:   http://www.signalfmhaiti.com/

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* Important de préciser que Michèle Montas, grande journaliste et femme de radio co-dirigeait Radio-Haïti Inter avec son mari Jean Dominique depuis les années 70. Mais elle n’a pris la direction de la station qu’après l’assassinat de son mari en 2000.