Blur : Les flous du roi
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Blur : Les flous du roi

Les voyages forment la jeunesse, qu’ils disent. Dans le cas du groupe britannique, ses membres doivent être vraiment trop vieux: ce voyage de promotion les a complètement déformés…

«Je pense que je souffre d’un décalage quelconque. Je ne sais pas si c’est l’avion ou autre chose, mais j’ai l’impression d’être dans la ouate.» Cet aveu de Damon Albarn à son batteur Dave Rowntree pourrait fort bien expliquer la suite des événements. Rencontré quelques heures avant une performance boiteuse sur les ondes de MusiquePlus, le chanteur de Blur traîne une gueule de bois que ses lunettes jaunes n’arrivent pas à camoufler. Malgré quelques réticences, il se livre tant bien que mal aux interviews en rafale qui sont le lot de ce voyage de promotion qui a transporté le groupe en trois jours de Londres à Toronto, puis de Toronto à L.A., d’où ils arrivaient lors de leur bref passage à Montréal. Plus tard, lors d’une émission de télé en direct, les quatre petits Britanniques se fermeront comme des huîtres, répondant aux questions par des monosyllabes incompréhensibles, au grand dam de l’animatrice.

Pour l’heure, Rowntree et Albarn se montrent plus ouverts, bien qu’ils ponctuent la plupart de leurs réponses de «I don’t know» et de «No, not really_». On commence à les interroger sur l’absence de tournée officielle pour marquer la sortie de 13, leur sixième album. «On donne quelques concerts ici et là, mais on n’a aucune envie de passer six mois sur les routes d’Amérique comme on l’a fait pour l’album précédent, lance Dave. En fait, on constitue un cauchemar pour notre compagnie de disques, parce que MTV ne fait pas vraiment jouer notre vidéoclip et qu’on ne tourne pas pour promouvoir l’album. Tu sais, lorsque ça fait dix ans que tu joues, tu ne ressens pas le même besoin de te montrer la face sur scène. Quelqu’un d’autre le fera à notre place, j’en suis sûr.»

Il pourrait sembler étrange que le groupe britannique boude les scènes nord-américaines, après avoir connu son premier véritable succès de ce côté-ci de l’Atlantique grâce à Song 2 («whoo hoo!»), extrait de l’album éponyme paru en 1997. Après quatre disques qui sont autant de jalons dans l’évolution du brit-pop, c’est cet album brouillon, fortement influencé par le son indie-rock, qui leur ouvrit enfin les portes de l’Amérique. Avec le recul, il semble qu’on ait peut-être exagéré les penchants yankee de Blur sur ce disque. Après tout, une pièce comme M.O.R. aurait pu se retrouver sur le Heroes de Bowie, et Look Inside America, malgré son titre, avait quelque chose de profondément beatlesque. «Ça demeure un album de Blur, tout comme 13, lance Damon. On ne peut pas effacer d’un coup tout ce qu’on a été, c’est un lent processus de transformation.»

L’Amérique interdite
On ne peut s’empêcher de leur faire remarquer que ce virage américain, amorcé sur Blur et poursuivi sur 13, n’a pas affecté que le son des guitares. L’écriture d’Albarn, qui se concentrait autrefois sur des chroniques acidulées de la classe moyenne britannique, semble s’abreuver à des sources qui sentent plus le ketchup que la gelée de menthe, comme en témoignent des titres comme Swamp Song ou Trailerpark. «Tu t’aventures sur un terrain glissant, mec», me lance Rowntree avec un sourire narquois. Albarn, quant à lui, tente d’éluder la question. «On a des trailer parks en Angleterre, même si on les appelle caravan parks. Quant à Swamp Song, c’est simplement une suggestion de William Orbit, le réalisateur de l’album, qui est restée. Je ne sais pas pourquoi les gens semblent insister sur le fait qu’on s’américanise simplement parce qu’on s’éloigne d’un son typiquement britannique_»

En fait, la relation de Blur avec l’Amérique est plus complexe. Si l’on retourne en arrière dans leur discographie, on peut d’ailleurs retracer l’évolution de la pensée d’Albarn sur le sujet. Sur Modern Life Is Rubbish, leur deuxième album, on retrouvait une ballade bizarre intitulée Miss America, dont la symbolique demeure, à ce jour, trop impénétrable pour qu’on puisse en tirer quelque conclusion. Sur Parklife, son successeur, Magic America ridiculisait clairement les espoirs d’Eldorado d’un Anglais moyen qui rêve de hamburgers pas chers et de shopping malls gigantesques, tandis que Look Inside America, sur l’album éponyme, était une chronique un peu désabusée de la vie du groupe sur les routes américaines.

En fait, sur 13, les chansons d’Albarn s’avèrent plus personnelles qu’elles ne l’ont jamais été. No Distance Left to Run, par exemple, décrit avec une simplicité désarmante la lente décomposition (bien documentée par la presse britannique) de sa relation avec Justine Frischmann, chanteuse d’Elastica. Est-ce que le fait d’avoir écrit ses chansons en Islande, où il possède un pied-à-terre, aurait quelque chose à voir avec ce penchant pour l’introspection? «Je ne sais pas si c’est cet éloignement qui m’a poussé à éviter les sujets typiquement anglais, mais je peux te dire qu’il m’est beaucoup plus facile d’écrire là que n’importe où ailleurs, explique Albarn. D’abord, c’est un lieu d’une beauté à couper le souffle, ce qui est plutôt inspirant, mais c’est aussi un endroit où il est facile de se retrouver seul avec soi-même, ce qui est essentiel pour écrire des chansons.»

Chose certaine, 13 est un album de transition pour Blur, qui vient de clore à tout jamais un chapitre de l’histoire du son brit-pop qu’il avait si bien représenté jusqu’alors. Pour la première fois, le groupe s’est passé des services de son réalisateur attitré, le très british Stephen Street, lui préférant William Orbit, qui s’est récemment fait un nom grâce à son travail sur le Ray of Light de Madonna. «On voulait marquer le coup, mais il ne s’agit pas d’une rupture amère; ce n’est pas comme si on avait banni Stephen et qu’on l’ait envoyé en Australie, rigole Dave Rowntree. Stephen a toujours voulu polir les choses; il a un son très anglais, duquel on essaie de se détacher ces jours-ci. Mais nous ne sommes pas ennemis, comme je l’ai dit: d’ailleurs, il est fort probable que nous retravaillions un jour ensemble.»
En attendant, 13 tire dans toutes les directions, généralement poussé par la guitare tonitruante de Graham Coxon. Du fuzz garage de Bugman aux délires dub psychédéliques de Battle, on est loin des riches arrangements de cordes et de cuivres que l’on retrouvait sur The Great Escape. C’est sur ce disque que figurait la superbe ballade The Universal, à mon avis l’un des singles les plus sous-estimés de la discographie de Blur. «Ça m’étonne que tu me dises ça parce que je suis un peu frustré de la façon dont cette pièce a été enregistrée; c’est un morceau que j’adore, et j’ai l’impression que la version qu’on entend sur The Great Escape ne lui rend pas justice. Parfois, pour arriver au bon résultat, il faut un orchestre de soixante-dix musiciens, mais dans un contexte pop, il faut souvent revoir les choses à la baisse.»

Récemment, Damon Albarn a eu l’occasion d’assouvir ses rêves de grandeur, puisqu’il a collaboré à l’écriture de la trame sonore du film Ravenous, en compagnie du réputé compositeur Michael Nyman. Un exutoire nécessaire pour arriver au son plus brouillon de 13? «Non, parce que je pense que ce nouvel album est très orchestré, à sa façon. Il est possible d’arriver à quelque chose de très riche même si l’on n’utilise que quatre instruments. L’orchestration, ça n’a rien à voir avec la quantité d’instruments, c’est plutôt la façon de remplir l’espace sonore dont on dispose. William Orbit est très doué pour ça: il arrive à créer d’impressionnants paysages sonores.»
Devant les caméras de MusiquePlus, quelques instants après notre conversation, le paysage sonore semble s’être considérablement rétréci. Après la pénible séance de questions à laquelle il s’est prêté sans enthousiasme, le groupe a interprété quelques morceaux de 13 sans grande conviction. Tender, privée de son chour gospel, avait perdu une bonne part de son efficacité, tandis que B.L.U.R.E.M.I., un brûlot punk qui n’est pas sans rappeler une pièce que les Pistols consacraient à la même compagnie de disques il y a plus de vingt ans, semblait trop échevelée pour un groupe aussi accompli. Graham Coxon a même réussi à oublier les paroles de Coffee & TV, la seule pièce sur laquelle il avait à chanter. Devant tant de relâchement, on ne pouvait s’empêcher de se rappeler la définition que donne le dictionnaire du mot blur: bavure, masse confuse, tache floue ou indistincte. On lui préférera toutefois l’explication de Damon Albarn: «Ces jours-ci, notre travail ressemble plutôt à un work in progress, on essaie de ne pas trop définir les paramètres de notre travail. Chaque fois qu’on réinterprète les chansons de 13, on se rend compte que le disque ne représente qu’une des versions possibles de ces chansons. Je sais que c’est facile comme réponse, mais c’est exactement ce que l’on ressent. On est plutôt blurry ces temps-ci.»

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EMI