Musique

Ombre est lumière

Français exilé à Montréal, il est également un chanteur complètement hors norme, tiraillé entre le poids des mots et le choc des musiques, préférant un clair-obscur à une lumière toujours trop violente…

«Il est difficile à un étranger de se livrer vraiment, donner un peu d’ici et d’ailleurs pas grand-chose. J’hésite à m’avancer, je suis un type sans histoire, simplement pas très bavard.»

– Jérôme Minière, Le Courage

Pour un type sans histoire et pas très bavard, Jérôme Minière est plutôt prolixe en ce bel après-midi de juin. Étranger, il l’est bel et bien: originaire d’Orléans, il a fait un moment des études en cinéma à Bruxelles, avant de s’installer à Montréal, où il habite aujourd’hui dans le quartier de la Petite Italie. On a pourtant du mal à imaginer que ce jeune homme souriant et affable, assis au milieu d’une ruelle typiquement montréalaise lors de la séance de photos, soit un déraciné miné par l’angoisse.

En personne, Minière est plutôt du genre avenant, contrairement aux personnages de ses chansons, de pauvres bougres aux prises avec un quotidien étouffant. Si La nuit éclaire le jour qui suit marque un certain raffinement dans l’écriture du chanteur, la surprise vient surtout du deuxième disque de cet opus de vingt-six titres, sur lequel Minière se paie un trip électronique dans lequel il balance de Trisomie 21 à Aphex Twin, en passant par Massive Attack. «Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, c’est le disque chanté, avec ses textes un peu durs, que je considère comme le volet nuit de l’album, explique Minière. Mais ce n’est pas si simple que ça: il y a de la lumière dans la nuit et vice-versa; en fait, je dirais que tout le disque se situe entre chien et loup.»

Cet aller et retour entre l’ombre et la lumière a d’ailleurs amené plus d’un chroniqueur à décrire La nuit_ comme un disque schizophrène et indécis, des expressions qui agacent le chanteur. «Je trouve ça un peu débile, cette histoire de schizophrénie, même si je suis obligé de reconnaître que ça fait partie de mon identité. Ce que je ne comprends, pas, c’est que les gens trouvent ça si frappant alors que pour moi, c’est absolument banal: c’est une attitude que partagent la plupart des gens de ma génération.»

Le choc des musiques
Notre ami Parazelli ne pensait pas si bien dire en décrivant en ces pages le disque de Minière comme un «objet sonore non identifié»: en effet, La nuit éclaire le jour qui suit n’est pas le genre d’album que l’on peut aisément ranger dans une case. Au-delà du simple exercice de style postmoderne, cet assemblage de boucles rythmiques, d’échantillonnages à gogo, de «vrais» instruments et de textes carrément littéraires témoigne d’un genre nouveau qui n’appartiendrait qu’à lui. «Mon truc, c’est comme un fromage mal emballé ou un objet de consommation qui n’entrerait pas bien dans les racks, explique Jérôme. Aujourd’hui, on fait face à une forme insidieuse d’oppression: c’est la dictature du format. Si tu crées quelque chose qui n’entre pas dans les normes, tu es condamné. Il y a une analogie que j’utilise souvent: tu sais comment, dans les grands magasins, chaque type de produit a son propre rayon: un pour les produits de bain, un autre pour les slips, etc. Si, moi, je décide d’inventer un slip à douche, dans quel rayon ils vont le placer?»

S’il fallait absolument le classer, il faudrait le mettre dans la section des originaux sans peur et sans reproche. Minière est de ceux qui osent donner corps à leurs envies, aussi contradictoires qu’elles puissent paraître. «Je ne veux pas choisir, se plaît-il souvent à répéter. Plus jeune, j’avais un groupe, à Orléans, et on avait été interviewés pour un petit journal local. Lorsque le type nous avait demandé quelles étaient nos influences, j’avais répondu Stevie Wonder et un autre avait dit Joy Division. Quand on a lu l’article, ça disait qu’on était un croisement entre les deux; on a trouvé ça ridicule sur le coup, mais aujourd’hui, je pense que c’est la meilleure définition de ce que je fais.»

Aujourd’hui, Jérôme hésite à nommer ses influences, ce qui ne l’empêche pas de parler avec enthousiasme du travail de Dominique A, son compagnon de label chez Lithium, de citer des artistes comme Tuxedo Moon ou Minimal Compact, avec lesquels son réalisateur, Gilles Martin, a travaillé à l’époque, et de s’emballer lorsqu’il évoque d’obscurs groupes techno allemands avec lesquels il souhaiterait collaborer.

Son côté électronique pourrait d’ailleurs prendre plus de place dans les années à venir, probablement sous une forme nouvelle. «Je suis content d’avoir pu réunir l’aspect chanté et l’instrumental, mais je pense que je vais être amené à séparer les deux projets à l’avenir, peut-être même à chercher un autre contrat de disques pour l’instrumental. S’il n’en tenait qu’à moi, j’aimerais bien pouvoir sortir un douze pouces tous les cinq mois.»

En attendant, Minière se concentre sur le concert de cette semaine, séparé, tout comme son disque, en deux parties distinctes: les chansons d’abord, le côté electronica ensuite. Bien que le concept implique une part de risque, il ne semble pas afficher d’appréhension par rapport à l’épreuve de la scène. À l’époque de Monde pour n’importe qui, son premier album, le passage à la scène avait pourtant été quelque peu ardu. «En arrivant à Montréal, j’ai formé un groupe avec les premières personnes que j’ai rencontrées, et le hasard a fait qu’ils étaient tous anglos. On venait d’une tradition musicale très différente et, pour eux, j’étais quelque chose d’exotique. De plus, je ne m’affirmais pas vraiment comme leader, ce que j’essaie de faire un peu plus maintenant.»

De cette formation originale, deux membres subsistent aujourd’hui: Kim Vinh Ho, autrefois guitariste, se retrouve maintenant derrière la batterie, et Peter Zelmer tient toujours la basse. «Mais la plus grande différence, c’est que j’ai trouvé le chaînon manquant avec Christian Miron, qui travaille aux machines. Ça faisait un bout de temps que j’avais envie de travailler avec quelqu’un en électronique, soit un D.J. ou autre chose, et quand j’ai rencontré Christian, j’ai tout de suite senti une complémentarité.»

Le poids des mots
Si l’électronique offre des avenues intéressantes, on peut souhaiter que Jérôme ne remise pas sa plume agile, même si celle-ci n’accouche pas d’une écriture très_ musicale. En fait, ses pièces chantées donnent souvent l’impression qu’il tente de faire entrer des chevilles rondes dans des ouvertures carrées. «C’est vrai, mes textes sont plutôt des récits que des chansons, admet-il. Quand je fais des musiques, j’entends rarement des voix. J’ai des idées de mélodies, mais dès que je me mets à écrire en français, ça devient aussitôt tarabiscoté. Ça se transforme en une sorte de bataille, mais c’est ma voix, mon flow; je crois que si je faisais autrement, j’aurais l’impression d’être à côté de la plaque.»

Malgré ce décalage apparent entre les mots et les musiques, Minière est un véritable orfèvre de la langue. Par moments, ils s’amuse dans de subtils exercices de style, comme sur L’Imparfait, mais en général, il reste fidèle au mode narratif. Ceci dit, il y a, dans l’ouvre de Jérôme Minière – tout comme dans sa conversation, d’ailleurs -, une crainte récurrente: celle de nommer les choses, de les circonscrire, comme si le verbe annihilait l’émotion première. «Le présent n’a même plus le temps de passer, il se voit déjà analysé, découpé en tranches, terrassé. On ne nous laisse plus rien vivre, simplement vivre, oui, tout est sujet à commentaires, à la diarrhée des images et du verbe», chante-t-il dans Le Courage, certainement son texte le plus autobiographique.

«Je sais que je me contredis, et que c’est un peu tordu, mais pour moi, c’est une forme de jeu, explique Minière. C’est comme les explications que je donne à propos des pièces instrumentales sur la pochette du disque; quand les gens les lisent, ils sont encore plus largués qu’avant. J’aime brouiller les pistes; chaque fois que je définis quelque chose, je le sabote à la fin. En ce moment, je suis en train d’écrire un texte qui porte justement là-dessus: je dis que tout ce qui compte, au fond, ce n’est pas ce que je dis, mais ce sont mes gestes_»

Pour l’heure, si l’on en croit le langage corporel de l’homme, l’avenir de Jérôme Minière semble radieux, voire optimiste, à des lieues de l’image d’artiste torturé qui le suit encore. «Après la parution du premier album, on m’a collé cette image d’artiste déprimé, et ça m’a affecté, parce que je vivais une période assez difficile. En ce moment, je suis dans une meilleure passe, je suis plus détaché. Tu sais, j’ai aussi un sens de l’humour, même s’il est assez noir; au fond, je suis un glauque marrant.»

Le 18 juin
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