Tori Amos : Planète en folie
Musique

Tori Amos : Planète en folie

Son sixième album est à la fois un regard vers l’arrière et une projection vers l’avant. Voilà l’occasion rêvée pour rencontrer la chanteuse américaine la plus intrigante de cette  décennie.

La réputation de Tori Amos n’est pas surfaite. C’est vraiment une fille étrange. Sa présence est calme et souriante. Ses réponses, réfléchies, s’avèrent parfois incompréhensibles pour un esprit cartésien; car la diva au piano s’exprime en utilisant des métaphores aussi régulièrement que l’eau coule de la source. Les silences aussi font partie intégrante de son univers. Elle parle doucement, sauf lorsqu’elle s’enflamme ou se passionne pour un sujet. Et cela lui arrive souvent, particulièrement lorsqu’on la questionne sur la façon dont les personnages de ses chansons se présentent à elle (dans ce cas, elle utilisera toujours le féminin). Ou encore quand on lui demande pourquoi elle se fait de plus en plus discrète sur sa vie privée. Puis, de façon inattendue, comme le soleil après la pluie, son visage s’illumine lorsqu’elle parle de l’initiative du designer Steve Madden, qui a créé un soulier Tori Amos, dont les profits des ventes sont versés à sa cause favorite, RAINN (Rape, Abuse & Incest National Network).

Suite au lancement de son cinquième album (ne devrait-on pas plutôt dire sixième, en comptant Y Kant Tori Read, lancé en 1988?), To Venus and Back, un disque double contenant onze nouveaux morceaux et treize autres enregistrés lors de sa tournée Plugged de 1998, Tori Amos est venue faire un tour à Montréal. Pour mener cette entrevue, nous sommes deux journalistes. Dieu merci, réaliserai-je assez rapidement. Car on se rend vite compte que Tori Amos est comme une louve protégeant ses petits (petites?): un mélange de douceur et de férocité. D’ailleurs, ma première question met littéralement le feu aux poudres. Aouch!

«Non, je ne crois pas que mes fans sont déçus par ma décision d’être plus discrète sur ma vie privée. Tu vois, dans les médias écrits, les journalistes ont un contrôle total sur ce qui est dit. Parfois, ils croient qu’une discussion avec une personne est suffisante pour la connaître. Je réalise que je devrais, moi aussi, enregistrer nos conversations, car certains journalistes arrivent avec la ferme intention de se faire un nom à mes dépens, en fouillant dans ma vie personnelle.»

N’empêche qu’il est difficile de résister à la tentation de capter l’essence de Tori Amos. De ne pas essayer de décrire ce qui lui confère cette aura mystérieuse. Après tout, sa façon d’être autant que ses albums (Little Earthquakes, 1991, Under the Pink, 1994, Boys for Pele, 1996, et From the Choirgirl Hotel, 1998) ont su lui attirer des fans irréductibles. Et je reste persuadée que certains d’entre eux laisseraient tout tomber pour elle, si elle le leur demandait. Cela étant dit, Tori Amos continue de se livrer intensément dans ses textes. «Je me fous de l’interprétation que les journalistes tireront de tel ou tel texte. Ce qui me dérange, c’est qu’ils me questionnent sur ma décision de me marier à l’église. Pour me poser cette question, est-ce qu’ils connaissent bien l’histoire de la religion chrétienne? Parce que si c’est le cas, on pourra peut-être analyser ensemble mes raisons d’écrire certains textes pour ensuite me marier à l’église.»

Aujourd’hui, à trente-six ans et après cinq albums, les objectifs de Tori Amos demeurent essentiellement les mêmes qu’à ses débuts. Poursuivre sa passion, soit composer, mais ne jamais réécrire le même album. «Pour y parvenir, il faut être observateur, rester sur le qui-vive, comme si on vivait toujours une nouvelle aventure. Certaines de ces aventures seront plus explosives que d’autres, mais ça ne veut pas dire pour autant que toutes ne seront pas aussi nourrissantes. Ce n’est pas parce que la mer est calme qu’elle n’est pas intéressante. En ce moment, je traverse une période furieuse/calme. Je le chante dans Concertina.» Tori s’interrompt quelques secondes. Puis, poursuivant sur sa passion pour la musique: «Comme une louve, à un certain moment, tu as suffisamment chassé, tes crocs sont bien aiguisés, tu t’es souvent battue, et tu connais bien tes forces. Même si tu sais qu’un jour tu n’en réchapperas pas, tu dois y retourner, car l’aventure demeure toujours aussi fascinante.»

Bien que constamment à l’affût de nouvelles chansons, To Venus And Back l’a prise un peu par surprise. Quand les chansons se sont présentées à elle, la chanteuse travaillait à rassembler des b-sides et autres chansons rares pour en faire un album. «Je crois qu’une partie de moi voulait construire un pont entre ce moment et le 21e siècle. L’écriture des morceaux du second disque (Venus Live) remonte jusqu’à dix ans en arrière, tandis que les chansons du premier compact (Venus Orbiting) sont très actuelles, je commence seulement à les connaître. En fait, dès que le titre de l’album s’est montré, ses chansons sont venues à moi, me disant: "Hey, on vient de Venus!"»

Elle poursuit en disant que n’importe qui peut se retrouver dans ses textes, autant ses amis que des gens rencontrés par hasard. «Les personnages de mes chansons sont toujours très développés et complexes. Certaines aiment le thé, d’autres, le vin rouge…»

Même que plusieurs apparaîtront plus d’une fois, notamment Lucy de la chanson Pretty Good Year (Under the Pink). «À d’autres occasions, c’est le sujet qui revient. Par exemple, l’humiliation et le viol vécus par les femmes de Juarez (référence à Me and a Gun, sur Little Earthquakes), mais racontés du point de vue du désert. Son opposé est 1000 Oceans, qui représente l’amour le plus profond ressenti pour un être humain.»

Là-dessus, Tori Amos explique comment elle chasse les personnages de ses chansons, qui ne se montrent pas toujours aux moments les plus opportuns. D’ailleurs, en ce moment, un personnage la taraude particulièrement: une préposée à l’embarquement travaillant dans un aéroport (ticket-taker). «C’est une femme, généralement blonde. Incapable de sourire. Elle voudrait être instructrice de ski, n’importe quoi mais autre chose que préposée aux billets. Elle est tellement enragée de prendre nos billets… Je ne sais pas dans quelle chanson elle se retrouvera mais elle me poursuit…» Une histoire à suivre, dans un prochain album? «On verra…» Petit sourire entendu.

To Venus and Back
(Warner)