Philip Glass : Cité de verre
Musique

Philip Glass : Cité de verre

PHILIP GLASS, figure de proue du mouvement minimaliste, sera de passage chez nous à l’occasion du festival Montréal en lumière. Joint par téléphone chez lui, à New York, il se révèle moins intello qu’il n’y paraît; et, en bon musicien contemporain, est fasciné par le monde qui l’entoure.

Afin de s’imposer comme le nouvel événement incontournable de la saison culturelle hivernale, le festival Montréal en lumière se devait de trouver un grand nom de la musique contemporaine capable d’attirer les foules, et Philip Glass était l’homme tout désigné pour remplir ce mandat. Considéré comme le plus grand compositeur américain du XXe siècle par les uns, comme un vulgaire créateur de muzak par les autres, Glass a au moins le mérite de s’être fait connaître en dehors du milieu, généralement très hermétique, de la musique contemporaine. Les spécialistes auront beau lui préférer son ancien compagnon d’armes et frère ennemi Steve Reich (dont la musique sera aussi mise en valeur lors du festival, puisqu’elle accompagne la chorégraphie de Ginette Laurin: La vie qui bat), Philip Glass est sans aucun doute le plus fédérateur des compositeurs modernes.

Si Glass peut prétendre au statut de star du minimalisme, c’est surtout grâce à ses musiques de films, notamment à celle de Koyaanisqatsi, qui date de 1981, et qui a marqué le début de sa collaboration avec le cinéaste Godfrey Reggio. On ne s’étonnera donc pas de voir que les trois concerts qu’il présentera en compagnie du Philip Glass Ensemble cette semaine ont le cinéma pour thème. On pourra voir et entendre Koyaanisqatsi, Powaqqatsi et Anima Mundi, ainsi que quelques pièces provenant d’autres films, comme Kundun.

«C’est ce qu’on m’a demandé, et ça n’a rien d’étonnant: le cinéma est vraiment le médium populaire par excellence de notre époque, explique Glass. Grâce à Koyaanisqatsi, Kundun ou The Truman Show (film de Peter Weir), mon auditoire s’est considérablement élargi. Mon ensemble et moi jouons ensemble depuis 1969, et ces films nous ont permis de trouver un tout autre public que celui qui s’intéresse normalement à la musique contemporaine.»

Volubile et enthousiaste, l’homme de soixante-trois ans est à des années-lumière de l’idée qu’on peut se faire d’un compositeur de musique contemporaine. Véritable workaholic adepte d’échanges et de collaborations diverses, il refuse de faire quelque distinction que ce soit entre musique populaire et musique sérieuse. «En fait, la seule distinction possible en musique, comme dans toutes les formes d’art, c’est le talent ou l’absence de talent. Ce qu’il y a de merveilleux avec le talent, c’est que c’est la denrée la plus démocratique qui soit: on le retrouve partout, il transcende les classes, les âges, les races, les sexes. Je viens de donner un concert à New York en compagnie de Virginia Rodrigues, David Byrne, Patti Smith et un petit gars de chez vous: Ashley MacIsaac. Certains de ces artistes ne savent même pas lire la musique, mais qu’est-ce que ça change, puisqu’ils sont tous animés d’un talent incroyable!»

Une époque formidable
Plus la conversation avance, moins l’image de l’homme de tête, enchaîné à son clavier tout en haut de sa tour d’ivoire, semble s’appliquer à Philip Glass. L’un des pères du minimalisme, mouvement formaliste et hautement intellectuel s’il en est, serait-il un être instinctif, voire animal? La musique écrite pour le film Anima Mundi, qui sera présentée en première scénique à Montréal, risque d’en donner l’impression. On pourrait certainement avancer qu’il s’agit d’une oeuvre moins cérébrale que certains classiques «glassiens» comme Einstein on the Beach ou The Photographer; mais le principal intéressé ne semble pas d’accord.
«Dans chaque oeuvre, même s’il y a apparence de spontanéité ou de simplicité, il y a toujours une bonne dose de stratégie et de manoeuvres techniques qui relèvent du travail intellectuel, explique Glass. À mon avis, ces questions sont trompeuses; nous faisons sans cesse des distinctions entre le corps et l’esprit, entre le travail physique et intellectuel. Pourtant, la vie nous prouve constamment que les deux sont interreliés et qu’il est impossible de voir le monde de façon aussi dichotomique.»
Anima Mundi n’est pas, à proprement parler, une partie intégrante de la fameuse trilogie Qatsi. Réalisé par le tandem Glass-Reggio à la demande du World Wildlife Fund, il s’agit d’un film aux intentions didactiques (on pourrait même parler de propagande environnementale) destiné à sensibiliser le public au sort du monde animal. À défaut de pouvoir qualifier cette oeuvre de moins cérébrale, on s’entendra pour dire qu’il s’agit d’un travail plus «organique», Glass ayant pigé à gauche et à droite dans les musiques traditionnelles du monde entier pour l’élaboration de la trame sonore.
«Je crois en effet que le terme est approprié, confirme Glass. Mais là aussi, on retrouve ce mélange entre les deux pôles: Godfrey a un talent incroyable pour trouver l’âme de son sujet; il filme la nature avec un amour profond. Pourtant, c’est un intellectuel endurci, fasciné par l sémiologie française!»
Lorsque le dernier volet de la trilogie sera enfin terminé, d’ici un an ou deux, Glass et Reggio tourneront la page sur un travail commun qui aura occupé près d’un quart de siècle de leur existence. Comment le compositeur voit-il la fin de cette aventure? «Je crois que j’aurai de la difficulté à parler de la trilogie dans son ensemble tant que le troisième film ne sera pas terminé. En fait, j’ai hâte de fermer la boucle; mais je ne sais pas si Godfrey ressent la même chose. C’est un homme d’une telle intégrité; la série des Quatsi, c’est l’oeuvre de sa vie, il n’a fait que ça. On lui a présenté un tas d’offres, mais il les a toutes déclinées.»
Glass, de son côté, a réalisé un nombre incroyable de choses au cours des vingt-cinq dernières années, et il travaille présentement à cinq ou six projets différents, pour le cinéma, l’opéra ou le théâtre. Loin de croire que ses plus grandes créations sont derrière lui, Glass semble persuadé que le meilleur est encore à venir. N’a-t-il pas l’impression que notre époque ne fait que répéter, à la manière de ses propres compositions musicales, quelques éléments connus? «Non, au contraire, je crois que nous vivons une époque formidable. Il y a un souffle particulier en ce moment, qui est réellement excitant: le monde entier semble branché sur une nouvelle énergie. Si j’ai besoin de musiciens africains ou d’un chanteur tibétain pour une pièce, je peux les trouver à deux pas de chez moi, ou encore communiquer avec eux grâce aux nouvelles technologies. Vous n’avez qu’à regarder dans votre cour: imaginez, dans une ville comme Montréal, se retrouvent deux des plus grandes figures du théâtre international, Gilles Maheu et Robert Lepage. Si vous vous emmerdez, vous n’avez que vous à blâmer!»
À une époque où la vitesse fait foi de tout, où la technologie, pour reprendre le titre de Koyaanisqatsi, semble mettre la vie «hors d’équilibre», Glass arrive-t-il à suivre le flot? «Je sais très peu de choses et j’ai un talent assez limité; mais, heueusement, je suis entouré d’hommes et de femmes très talentueux qui connaissent toutes les nouvelles technologies et qui me gardent au courant. Et puis mon travail se nourrit sans cesse de rencontres fascinantes; si je ne m’en tenais qu’à ce que je sais, je n’écrirais que des pièces pour quatuors à cordes et des contrepoints.»
Les 24, 25 et 26 février
Théâtre Maisonneuve
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