Daniel Boucher : Tous les matins du monde
Musique

Daniel Boucher : Tous les matins du monde

Depuis quelques mois, on écoute beaucoup le premier album du Montréalais de vingt-huit ans. À l’aube de sa rentrée sur scène, une des plus attendues de ce début d’année, nous avons rencontré l’homme dans son local de répétition, histoire de fouiller ses boules à mites…

Tout d’abord, permettez-moi de faire un mea-culpa: dans mon top dix de fin d’année, je l’avoue, j’aurais dû inclure l’album Dix Mille Matins de Daniel Boucher, paru en octobre dernier. Parce qu’avec le temps, on finit par se rendre compte de la richesse des textes de l’auteur-compositeur-interprète de vingt-huit ans, de sa façon très personnelle de les communiquer et de la qualité de l’écrin musical dans laquelle les a placés le réalisateur Marc Pérusse. Depuis sa sortie, Dix Mille Matins a fait son petit bonhomme de chemin, la rumeur l’accompagnant faisant son travail de conversion, jusqu’au point où de plus en plus de gens voient en Daniel Boucher l’espoir le plus prometteur de la chanson québécoise. Mais pour vraiment convaincre, Boucher devra monter sur scène et prouver qu’il est bien celui que l’on croit. «T’es-tu un front, ou bedon si t’es un roadie?» demande-t-il lui-même sur une de ses chansons. Il tentera d’y répondre, les 8, 10 et 11 mars, au Théâtre Corona. Les sceptiques seront-ils confondus? Pour en avoir le coeur net, je me suis rendu à son local de répétition, pour assister aux derniers ajustements de ce qui sera l’introduction officielle à l’univers intimiste d’un artiste à l’aube de la reconnaissance.

Jeudi, 24 février, Solotech
En ouvrant la porte, les premières notes de la très lucide Deviens-tu c’que t’as voulu? guide mes pas vers le vaste studio où Boucher, entouré de ses trois musiciens de scène (Sylvain Calvette à la batterie, Jean-François Houle à la basse et aux programmations et David Brunet à la guitare) amorcent l’enchaînement des morceaux qui constitueront le line-up officiel de sa rentrée scénique. Je m’installe discrètement sur le canapé aux côtés de Pierre Séguin, réalisateur télé réputé et metteur en scène du spectacle de Boucher. Celui-ci m’indique le but de l’opération: enchaîner les pièces dans l’ordre, question d’avoir une idée du timing global du spectacle. Devant nous, Boucher chante et joue de la guitare avec ses déhanchements fluides, ce sourire narquois et, il faut le dire, un peu baveux, qui deviendra probablement sa marque de commerce.

L’ensemble prend forme petit à petit, grâce aux propositions de Séguin et aux ajustements musicaux opérés par Daniel et son groupe. Entre les chansons, on s’entend sur quelques détails, on se remémore les déplacements, les présentations, on se questionne sur l’efficacité de tel ou tel détail, et, nécessairement, on se remet en question. «C’est ben smooth ce show-là…», fait remarquer Boucher, avec un brin d’inquiétude dans la voix. «Ben, c’est ça. Ça représente le disque, non?» répond Brunet derrière sa guitare. «Je l’sais ben… Ça doit être correct…», dit Boucher en tentant de se convaincre. Tout le monde est calme mais on sent quand même une certaine fébrilité…

Après quatre-vingts minutes de musique (dont certaines surprises qu’il serait dommage de révéler…), Séguin et Boucher négocient quelques changements dans l’ordre des pièces, puis l’homme au regard d’un bleu perçant s’installe devant moi, chaleureux, ouvert et souriant. J’introduis: «Tu te poses beaucoup de questions à cette étape de la préparation du show?»

«Le moins possible…, répond-il. Sauf que là, le premier show s’en vient, pis oui, je commence à m’en poser. Depuis deux jours, c’est infernal, j’ai de la misère à dormir… Il reste encore ben des affaires à faire et ça n’a pas toute rapport avec ce qui se passe sur le stage; faut qu’t’appelles telle personne, faut placer des textes dans le show, faut rien oublier… Je ressens un peu de pression. À cause de toute l’énergie qui est mise autour de moi, mais aussi parce qu’il commence à y avoir ben des médias crédibles qui en parlent. Il faut que ce soit correct…» D’où la présence bienveillante d’un gars comme Pierre Séguin: «Y est là pour regarder le show pis aller spotter les places où ça décroche, et ramener ces moments-là au niveau du reste. Pis oui, ça prend quelqu’un de l’extérieur pour s’occuper de ces choses-là. Ça me fait chier de te dire ça, mais on peut pas toute faire tout seul… En autant qu’il n’y a personne qui essaie de me dire comment chanter pis comment écrire, parce que ça serait incompatible avec moi.»

Le début d’une pas pire épopée
Sans tomber dans la biographie platement descriptive, disons tout de même que Boucher a grandi à Montréal dans les années 70, dans le bas de la ville. Il n’a jamais vraiment fait partie de la scène underground («C’est un milieu qui n’est jamais vraiment venu jusqu’à moi»), mais il a participé à plusieurs concours: deux fois à Cégeps Rock (en 93 et 95) sous deux noms de groupes différents (Louise et les gentils meussieurs et Le Temps des tourmentes), mais surtout au Festival de la chanson de Petite-Vallée, en 1997, où il mérite quatre prix, dont celui du meilleur auteur-compositeur-interprète, et où il se fera remarquer. Mais, selon le principal intéressé, il ne faut pas croire qu’il l’a eue facile: «Quand j’ai décidé de faire de la musique, j’ai mis de côté toute ce qui m’empêchait d’en faire. Y compris le fait de devoir travailler pour gagner ma vie en attendant. Je considérais ça comme une perte de temps; passer trente heures à faire d’autres choses, c’était pas faire de la musique. Mais ç’a été dur en ostie! Je suis retourné vivre chez ma mère à 25 ans, parce que je n’étais pas capable de me faire vivre! C’est dur pour l’orgueil, c’est dur pour toi-même, pis c’est dur pour tout l’monde autour de toé, parce qu’ils se demandent tous si t’es pas en train de pousser ta luck… "Pourquoi tu laisses passer des occasions, t’es ben trop difficile!" "Peut-être que ça marchera pas, faudrait peut-être que tu penses à réenligner tes affaires… Penses-y Daniel!" Mais dans le fin fond, je savais que je ne pouvais pas arrêter, parce que toute ma vie, je l’aurais regretté. Si tu l’sais que tu peux faire quelque chose, essaye-le! Va dans l’fond, ça fait pas si mal que ça… La plupart du temps tu ressors de là un peu essoufflé, fatigué, usé… T’as peut-être maigri, mais t’as compris des affaires, donc t’es meilleur que t’étais.»

Nous voilà donc dans le vif du sujet. Celui que Boucher exploite en long et en large sur Dix Mille Matins. L’introspection, la conscience de soi, la quête existentielle d’un homme à l’aube de la trentaine, tiraillé entre la recherche du bonheur (Le Nombril du monde, Ça), la menace de l’angoisse (Aidez-moi) et le bilan de mi-parcours (l’épique Boules à mites). Ce qu’il y a de bien avec Boucher, c’est qu’autant en chansons qu’en entrevue, il a l’analyse facile, le verbe franc et les mots simples de celui qui «est passé par là». S’il parle souvent à la deuxième et à la troisième personne, on devine tout de même que ses textes, comme ses réponses, témoignent d’une réflexion personnelle qui peut difficilement partir «en dedans de personne d’autre que toé», comme il chante sur Le Nombril du monde. «L’album commence de façon moins heureuse qu’il finit, analyse Daniel. Comme si chacune des tounes était une réflexion d’un personnage sur ce qu’il lui arrive. Et tu te rends compte qu’à la fin de l’album, il est plus heureux qu’il l’était au début parce qu’il a compris des affaires. Il a pas tout compris, parce qu’il serait probablement plus ici. Mais il a compris que sa job, c’était d’essayer de se connaître lui-même, de se rapprocher le plus possible de ce qu’il est, parce que ça va être la meilleure façon pour lui d’être bien, d’être en possession de ses moyens et d’aller chercher ce qu’il veut. Moi, je crois que tout passe par le dedans. Réfléchir à ce qu’on ressent, c’est ça qu’on a à faire, nous autres, ici, les humains là. Parce qu’il y a des raisons en arrière de nos feelings, et il faut aller fouiller, faire le ménage pis essayer de comprendre pourquoi on se sent de même. C’est-tu les autres, c’est-tu toé? Qu’est-ce qui te bogue? Pis quand tu sais ce que c’est, qu’est-ce que tu peux faire pour pu que ça te bogue. Parce que le jour où ça va arrêter de te boguer, tu vas avoir passé par-dessus, pis tu vas être capable, du mieux que tu peux, d’en parler à ceux qui sont ps encore passés par-dessus. C’est comme contribuer à l’avancement global des affaires…»

Même si en moi sommeille / D’la pire espèce un écoeurant / Selon certains pour qui je parle trop souvent / Trop fort pis trop clairement / Trop fort pis trop longtemps / M’as continuer / Jusqu’au jour où j’verrai qu’on comprend / qu’en moi sommeille / Quelqu’un d’ben différent (Un inconnu)

«Dans la vie, je suis quelqu’un d’assez smooth, avoue-t-il lorsque je lui fais remarquer qu’il n’utilise jamais des musiques ou un ton très agressifs pour illustrer des propos qui pourraient parfois s’y prêter. J’ai eu ma passe où je faisais le clown à l’école; mais en montant sur un stage, ça m’a permis de sortir mon jus; ça m’a tranquillisé. Pis au niveau musical j’ai jamais été un gros fan de heavy. Pour moi, c’est plus la chanson, les mélodies. Pis je suis pas quelqu’un d’enragé contre la vie. J’suis un gars heureux, c’est juste qu’il y a des affaires qui me font chier. La sélection, la comparaison entre les humains, l’exclusion… J’aime pas ça! Pis c’est juste pas normal qu’il y ait du monde qui ne puisse pas manger! Je l’sais que ça peut sonner naïf, mais j’en démords pas! Je trouve qu’on réagit moins qu’on réagissait. On dirait qu’on n’a plus le temps de s’impliquer socialement, et ce n’est pas encouragé non plus; du monde réveillé, c’est difficile à gouverner.»

«Ça m’arrive de plus en plus de dire des affaires, pis de me rendre compte que c’est mal perçu à l’autre boutte, continue Boucher sur sa lancée. Et ça, t’as pas de contrôle là-dessus! Y faut pas s’en faire trop avec ça, surtout quand tu deviens public de plus en plus, il faut que tu sois ce que t’es, pis si l’monde est pas capable d’accepter qu’on a tous des qualités pis des défauts, ben j’m’en irai dans l’bois! J’vais pas commencer à me demander comment j’me tiens… Heille, ça doit être l’enfer!» De toute façon, pour l’instant, Daniel a d’autres chats à fouetter que de se soucier de ce qu’il projette. D’ailleurs, les cinq chansons qu’il a offertes vendredi dernier, au Spectrum, dans le cadre de l’événement Printemps Show, nous ont convaincus que son aisance sur scène, son arrogante assurance et son charisme certain sauront sans doute lui attirer plusieurs fans.

Pour conclure l’entrevue avec cet allumeur de conscience, il aurait été dommage de ne pas lui poser la question qu’il a choisie comme titre de la dixième pièce de son album: Deviens-tu c’que t’as voulu? «Le plus possible à chaque jour…, laisse-t-il tomber en souriant. Je suis en train de réaliser un rêve, mais devenir ce qu’on veut, ça se passe pas mal plus dans le dedans qu’on pense. Tu te poses pas cette question-là une fois pour y répondre une fois à l’autre boutte de la ligne. Tu peux te la poser à chaque jour, y répondre à chaque jour, pis te la reposer le lendemain matin… À la limite, tu peux faire ça à chaque seconde de ta vie! Parce que ta vie c’est une suite de décisions, pis si tes décisions sont en accord avec toi, tu vas t’approcher de ce que tu veux devenir. C’est sûr qu’on peut se cacher dans plein de comportements, pis on dirait qu’en Occident, la société est construite pour nous empêcher de fouiller, pour nous distraire et nous faire flotter sans jamais creuser au fond des affaires. Mais c’est l’fun d’y aller des fois. Ça fait mal, mais c’est l’fun.»

Les 8, 10 et 11 mars
Au Théâtre Corona
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