Benoît Jutras : Le chemin du soleil
Musique

Benoît Jutras : Le chemin du  soleil

À quelques jours de la première de Francesco il Musical en Italie, le compositeur québécois Benoît Jutras nous raconte ce qui l’a mené sur les traces de saint François…

Le mythe du musicien affamé, créant dans la souffrance et l’indigence, est un reliquat prégnant du romantisme. Benoît Jutras, un des compositeurs québécois les plus en demande dans le monde – et probablement l’un des mieux payés -, n’a pas vu la source de son inspiration se tarir devant l’abondance des commandes. Au contraire, le compositeur de trente-sept ans écrit toujours de la musique comme il respire. Compositeur pour le Cirque du Soleil, il a signé plusieurs des oeuvres les plus marquantes des dix dernières années de l’institution: «O», Quidam, La Nouba et Mystère, notamment.

Il est également très sollicité par les Américains, et passe une bonne partie de sa vie à Los Angeles, même s’il réside toujours au Québec. Sur son bureau, en ce moment, reposent les demandes pour deux bandes sonores de films hollywoodiens, une série télévisée – il a composé la musique pour The Hunger, de Tony et Ridley Scott – et trois comédies musicales, dont une prévue pour Broadway. Il est également l’auteur des bandes sonores des films Imax Journey of Man et Alegria.

Déjà, c’est époustouflant. On est loin du jeune compositeur qui avait, du temps de ses études au Conservatoire de musique de Montréal, de la difficulté à manger ses trois repas par jour… Mais ce n’est pas tout. Benoît Jutras a également été choisi pour écrire un «opéra» qui sera créé à Assise, en Italie, dès la fin du mois: Francesco il Musical. Le projet a une telle envergure qu’on a même fait construire un théâtre afin d’accueillir la production, qui sera donnée sur une base permanente, permettant aux touristes qui passent dans la ville natale de saint François de se délasser de façon édifiante après une journée de marche. L’oeuvre, d’une durée d’environ deux heures, «est une sorte de mélange entre classique et pop», de l’aveu même de Benoît Jutras, de passage à Montréal il y a quelques jours. «Elle se situe aussi entre la comédie musicale et le théâtre musical», précise encore le compositeur. Le sujet en est bien sûr saint François d’Assise. «C’est le producteur américain Richard C. Leach qui a eu l’idée du spectacle. Au début, il voulait faire un petit spectacle éducatif. Maintenant, c’est une production de douze millions de dollars américains…»

Saint Benoît
Lorsqu’une des employés de la boîte de Leach – une des plus grosses boîtes de production indépendante aux États-Unis – a proposé de donner de l’envergure à Francesco, le producteur a pensé à quelques artistes qui pourraient le satisfaire. «On m’a téléphoné et je suis allé à un meeting à New York. C’était vraiment épeurant! confie le musicien. Faire un spectacle sur saint François d’Assise en Italie quand tu n’es pas de là, et qu’en plus tu n’es pas un catholique convaincu, ce n’est pas évident.» Benoît a accepté le projet, entouré d’une équipe qui allait se modifier considérablement en cours de développement. Finalement, il a eu la chance de travailler avec Vincenzo Cerami, écrivain et scénariste qui a été un collaborateur de Pier Paolo Pasolini et le scénariste de La vie est belle de Roberto Benigni. «Tout le monde est italien dans la production, sauf moi! s’inquiète encore Benoît Jutras. Mais travailler avec Vincenzo, c’est quelque chose d’unique. Il a traité le sujet de Francesco un peu comme il a abordé La vie est belle, traitant d’un sujet hyper-sérieux, hyper-profond, d’une façon extrêmement humaine, d’un bout à l’autre. Pour moi, ç’a été un bonheur.»
Jeune, Benoît a eu d’autres ambitions que de devenir compositeur. «J’avais vu François et le chemin du soleil et j’avais décidé de devenir un saint. C’était une décision rationnelle, très nette, et pendant plusieurs mois, je m’y suis appliqué.» On peut donc dire que la quête spirituelle de saint François n’était pas totalement étrangère au musicien… Le sujet de Francesco il Musical le touchait de près, puisqu’on y découvre la vie du saint à travers les yeux d’un jeune garçon, Leonardo, qui aspire à devenir un franciscain. «J’ai abandonné l’idée de devenir un saint, mais travailler sur ce projet m’a amené à faire beaucoup de réflexion», admet Benoît Jutras avec un sourire dans l’oeil.
S’il avoue que la dernière fois qu’il n’a pas écrit sur commande, c’était il y a quatorze ans, au Conservatoire, le musicien compos une musique qui reste toujours en accord avec sa personnalité. «Je veux quelque chose qui vienne vraiment de moi. Je ne peux pas dire: "j’aime mieux ceci ou cela. Il faut que quand je m’assois, ça sorte. Si j’ai besoin de trop réfléchir, c’est que ça ne marche pas. Mais je me rends compte quand même que j’écris bien différemment parce que j’ai étudié la composition. J’essaie de toujours faire attention à mes lignes, j’ai une approche qui n’est pas complètement pop, mais en même temps, la musique contemporaine, ce n’était pas moi. Ce que je faisais dans ce temps-là, il y a quatorze ans, ce n’était pas honnête.» Francesco il Musical ressemble donc à Benoît Jutras, comme tout ce qu’il écrit. Tout au long du projet, le compositeur a été appelé à donner son opinion sur différents aspects de la production, laissant sa griffe à plusieurs niveaux. «Ils voulaient que j’apporte une approche non conventionnelle au processus de création. Souvent, quand je compose, je me fais ma propre mise en scène, j’invente une histoire, une suite d’images. Je vois les gens arriver de ce côté-là, faire tels gestes, etc. Alors, je suis habitué à donner mon avis. Avec Francesco, ils s’attendaient à ça et j’ai eu la place pour le faire.»
Jamais satisfait de ce qu’il est en train de créer, Benoît Jutras avoue tout de même: «Je pense que cette fois, je suis un peu plus content que d’habitude.» Cet été, pour la première fois, il produira un CD d’oeuvres de son cru, indépendamment des commandes, avec un langage qu’il définit comme se situant «entre Ligeti et Nine Inch Nails». Peut-être que ce premier disque personnel permettra au musicien de se faire enfin connaître chez lui, un défi de taille pour celui qui avoue avec tristesse ne jamais être sollicité au Québec, même s’il a choisi, par pure conscience sociale, de renoncer à s’offrir une résidence aux Bahamas…

Le spectacle sera présenté pour la première fois le 27 mai, au Théâtre lyrique d’Assise.