Amon Tobin : Homo orchestratus
Musique

Amon Tobin : Homo orchestratus

Gardant ses distances vis-à-vis de Londres et des inévitables effets de mode, AMON TOBIN fait figure d’outsider sur la scène électronique anglaise. N’empêche, ses mécanos sonores très imagés transcendent les barrières et rallient toutes les écoles. Une incursion au royaume de la liberté… et du plaisir!

Brighton, ce n’est pas vraiment ce que l’on peut appeler the average english type of town. Loin des docks de Bristol et des quartiers ouvriers de Liverpool, la pétillante station balnéaire qui ne compte même pas 200 000 habitants est probablement le plus gros objet dansant non identifié de toute l’île. On dit même que le nombre de clubs per capita à Brighton est le plus élevé de tout le Royaume-Uni, sans compter les innombrables auberges de jeunesse qui accueillent des Européens venus fêter loin de papa et maman. Autre particularité toute brightonienne, le plus haut taux de population homosexuelle de tout le pays. Ajoutez à cela la proximité de Londres qui y déverse inlassablement des torrents de "clubbers" enragés et vous avez tous les ingrédients pour faire de la ville un lieu de rassemblement pour tout ce qui se fait d’original et de "tilté" sur l’île.

Amon Tobin ne jure pas dans ce décor. Même si les longues envolées trance hypnotisantes et la rage du 2-step (une variante de la house et de la drum’n’bass avec une touche de R&B qui déferle actuellement dans les clubs anglais) ne sont pas vraiment sa tasse de thé, Tobin fait partie de cette faune bigarrée qui donne tant de relief à la scène musicale britannique en général, et brightonienne en particulier. Tobin a d’ailleurs son idée sur la vigueur de la scène en question. "C’est probablement la température. Qu’est-ce que tu peux faire ici quand il pleut, c’est-à-dire 110 % du temps, mis à part quelques mois d’été!" Pas vraiment le Brésil en effet, un pays dont la musique ne l’influence pas plus que celle de la Slovaquie. "C’est vraiment un cliché de dire que l’on est davantage influencé par la musique du pays d’où on vient. Moi, j’adore la musique brésilienne, mais ce n’est pas parce que je viens de là. Je crois qu’il faut aller chercher dans les musiques du monde ce qui correspond à notre idéal musical, sans privilégier l’une d’entre elles parce qu’elle vient de notre pays natal."

C’est précisément cette liberté dans le choix et l’agencement des influences qui a permis à l’Angleterre de créer la scène que l’on connaît selon le jeune D.J. "Contrairement aux États-Unis, où la musique noire n’a été que très tardivement acceptée par les Blancs, comme tous les genres de musique d’ailleurs, je pense que d’un point de vue musical, la rencontre s’est faite plus harmonieusement ici. Compare le rap américain au rap britannique. L’un est plus violent, plus revendicateur, l’autre, davantage musical." D’où, selon Tobin, tous les Herbaliser et autres Talvin Singh qui hantent les brumes d’une Albion qui, si elle n’est plus le centre d’un Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, continue de narguer joyeusement et musicalement des pays autrement plus peuplés, et surtout pesants économiquement. Une scène qui a elle aussi ses tares. De sa voix douce et posée, Amon Tobin fustige un milieu londonien davantage concerné par la mode que par la musique elle-même. Si la scène brit-pop abrite probablement le plus grand nombre d’egos hypertrophiés du monde au pouce carré (parmi lesquels figurent avantageusement les frères Gallagher et le trendy Richard Ashcroft), les musiciens électroniques ont aussi leurs bonzes, que l’on retrouve cependant beaucoup plus chez ceux qui ne font pas de musique mais la font jouer et qui décident ce qui est in et ce qui est out. "Il y en a pour qui ça demeure une question de mode, il faut aimer ceci, il faut aimer cela. Ce sont les milieux comme les stations de radio ou les clubs. Moi, je trouve que ces phénomènes de mode tuent la musique. Ce n’est pas parce qu’on décide que la drum’n’bass est finie que le style est fini. Ce qui est chiant dans ce monde de la grande industrie musicale, c’est que ce sont précisément des considérations autres que des considérations musicales qui jusitifient que l’on dise que l’on aime et que l’on fasse la promotion d’un style plutôt qu’un autre."

Du cinéma et des musiciens
Mais justement, qu’est-ce que "le style Tobin"? Depuis le jazzé Bricolage, son premier opus chez l’éclectique étiquette Ninja Tune, on a tout de suite accolé à la musique de Tobin l’étiquette de "musique de film". "C’est plus une musique de film sans le film! rigole Tobin, qui rêve de réaliser un jour une bande sonore. C’est vrai que mes pièces ont un côté narratif, comme si elles créaient une ambiance où se déroule une action. C’est que j’adore le cinéma et que j’aime bien créer des ambiances qui rappellent ce que je vois dans des films." Mais comme les bandes sonores composées par un seul artiste sont rares en ces temps de "marketignisation" générale de l’art et de la culture, il prend son mal en patience. "Il n’y a plus vraiment de musique de film. Les bandes sonores, ce sont des compilations sans vraiment de fil conducteur. Je ne ferai jamais une pièce pour ce genre de compilation, ce que je veux faire, c’est une vraie bande sonore, comme ce qu’Air a fait pour Sofia Coppola avec The Virgin Suicides." Des projets sont actuellement dans le décor, admet Tobin, mais ils sont à un stade beaucoup trop embryonnaire pour annoncer quoi que ce soit. Les amateurs de vieux films policiers et de musique sombre se rabattront pour le moment sur Supermodified, le dernier album du prolifique Britanno-Brésilien qui pourrait véritablement constituer la musique d’un Hitchcock ou encore d’un nouveau Mission impossible qui n’aurait pas oublié de respecter l’esprit de la série culte. L’atmosphère créée par Tobin conjugue à la fois les mélodies langoureuses de cordes lointaines et le côté Chapeau melon et bottes de cuir provenant d’une section de cuivres rutilants. Le tout est littéralement enrobé par une omniprésente – pour ne pas dire obsédante – section rythmique. "Les percussions sont très importantes pour moi. C’est vraiment la structure sur laquelle je pose ma musique." Le métronome Tobin est cependant d’une diversité, d’une imprévisibilité plus importante que ce que l’on retrouve généralement dans la nébuleuse électronique. "Je m’inspire de tout, mais pratiquement parlant, ce que j’essaie surtout de faire, c’est de créer à partir d’un petit morceau. Je pars d’un échantillon qui me plaît, que je trouve en écoutant mes vieux vinyles, et je construis un peu à la manière d’un work in progress. Mais le rythme est souvent mon point de départ. Ma façon de travailler, c’est-à-dire seul, me permet cette liberté." Seul avec ses vinyles, son séquenceur et son échantillonneur. L’archétype du musicien contemporain. "J’ai beaucoup de difficulté avec les gens qui disent qu’il faut jouer d’un instrument pendant 20 ans avant d’être bon et de pouvoir créer. Cette façon permet peut-être de jouer du Beethoven, mais je suis le premier à dire que la technique devrait être une chose secondaire, subordonnée à la création, elle ne doit pas l’empêcher. La technique est un outil." Même s’il trouve que ses outils pourraient être encore plus simples, Tobin croit que cette "démocratisation" des techniques de création musicale sont à l’origine de l’explosion de la musique électronique un peu partout dans le monde. Accrochant au passage ceux qu’il considère comme une élite musicale qui refuse de se moderniser, Tobin croit que la simplification des méthodes de production musicale est une bonne nouvelle pour la musique contemporaine. Pas celle autoproclamée par quelques musiciens qui jouent devant des salles vides, mais celle faite par des gens qui croient que le plaisir est encore au centre de la définition du mot "musique". "Je ne crois pas à la musique qui montre davantage sa technique que son propos. Il faut que celle-ci s’efface. Il faut qu’elle soit accessible. Et c’est ce qui est en train de se produire actuellement. C’est une très bonne nouvelle pour la musique d’aujourd’hui."

Le 3 octobre
Au Kashmir