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La croisade contre Darwin reprend au Tennessee 1/2

Ce dimanche, à Washington,  une sorte de rassemblement pour la défense de la raison (appelé Reason Rally) s’est tenu sous la présidence d’honneur de Richard Dawkins, un éminent biologiste et un humaniste qui est aussi un des chefs de file de ce nouvel athéisme, plus militant et moins timoré que l’on a vu apparaître aux États-Unis et ailleurs,  il y a à peine quelques années  [on peut accéder ici à la Richard Dawkins Foundation for Science and Reason].

Le rassemblement a notamment voulu réaffirmer les valeurs de la rationalité ainsi que le droit à une existence civique pleine et entière des athées, des agnostiques et des sceptiques ainsi que des valeurs humanistes qu’ils préconisent largement en commun.

Leur cause n’est hélas pas gagnée, particulièrement chez l’Oncle Sam. En est convaincue toute personne qui suit l’actualité de ce pays ne serait-ce que du coin de l’oeil. Depuis quelques mois, avec les primaires du Parti Républicain, cet observateur inattentif aura même été en mesure de constater, avec une incrédulité confinant parfois à l’effarement, à quel degré de sombre et profonde débilité le débat public  peut  sombrer quand il est gangréné par des prémisses et des superstitions religieuses. (Pour vous en donner une idée, visionnez ceci, ou ceci, ou ceci, ou ceci).

Mais ce matin, le philosophe de l’éducation en moi s’attriste de voir que le Tennessee lance un nouvel assaut contre la raison et la science. Le réchauffement climatique, le clonage humain, la «chimie de la vie» sont dans la mire des législateurs mais, cette fois (encore), ce qui est visé plus que tout et spécifiquement c’est le darwinisme. C’est que depuis un siècle, et pour ainsi dire sans répit, une croisade antidarwinienne se poursuit aux États-Unis. Pour mémoire, j’en retrace ici les grandes lignes (ce passage est extrait d’un texte déjà publié ).

La prochaine fois, je me pencherai sur la loi adoptée au Tennessee.

Les fondamentalistes contre Darwin: le procès Scopes et ses suites

Un point de départ commode pour toutes ces questions est le célèbre Procès Scopes, en 1925.

Le clergé américain s’était jusque là accommodé aux idées de Darwin; mais la montée de ce qu’on va appeler le fondamentalisme protestant va tout changer. Cette doctrine est exposée dans divers tracts parus entre 1910 et 1915 et réunis en volumes sous le titre: The Fundamentals. On y défend une lecture littérale de la Bible, présumée infaillible, avec des relents de doctrine millénariste héritée du siècle précédent. L’opposition au darwinisme n’y occupe pas encore une grande place. Mais cela va vite changer, pour plusieurs raisons.

Avec le développement de la génétique, d’abord, le darwinisme occupe une place plus importante encore en science et est donc plus visible et plus menaçant; ensuite, l’éducation secondaire, devenue obligatoire, touche tous les jeunes et toutes les familles; de plus, comme le montre Edward J,. Larson dans son excellent livre, l’évolutionnisme est souvent associé au militarisme, à un capitalisme de laisser-faire et à l’eugénisme.(C’est essentiellement à cet ouvrage que je dois les informations contenues dans cet article)

Autour de 1920, la théorie de l’évolution devient donc une cible attaquée par les leaders fondamentalistes. En 1922,William Jennings Bryan amène le débat dans l’arène politique et juridique, en essayant de rendre illégal l’enseignement de la théorie de l’évolution dans les écoles publiques. En 1925, le Tennessee devient le premier État à le faire (Butler Act, 1925). L’American Civil Liberties Union va réagir en faisant de cette loi une cause type.On demandera donc à un jeune enseignant, John T. Scopes, de se prêter au jeu du procès. Bryan lui même assurera la poursuite et Clarence Darrow la défense. Mais le procès devient vite un cirque (avec un notable et célèbre épisode durant lequel Darrow fera passer Bryan pour un bouffon…), Scopes ne témoignera même pas et sera finalement condamné à une amende de $100. Ce jugement sera renversé sur un point de détail et les choses en resteront là.

Sautons quelques décennies. Au début des années 60, bien des Américains se sentent menacés par le lancement du Spoutnik et les pouvoirs publics inaugurent un vaste programme pour améliorer l’enseignement des sciences. En 1963, on lance donc le BSCS: Biological Sciences Curriculum Study, qui fait une place importante à l’enseignement de l’évolution.

Les fondamentalistes — par exemple les influentes Églises du Sud des États-Unis — vont alors essayer de nouveau d’interdire son enseignement ; mais il seront déboutés en Cour Suprême en 1968. Ils vont à ce moment-là déployer une nouvelle stratégie qui sera de tenter d’obtenir qu’on enseigne le créationnisme à côté de la théorie de l’évolution. Il existe diverses «écoles» de créationnisme. Parmi les plus visibles et influentes, on compte celles qui défendent un créationnisme strict fondé sur l’Idée d’une «Terre jeune» (Young Earth) ou qui invoquent une «nouvelle Géologie» qui fait une place au déluge. Deux influents organes de cette mouvance sont la Creation Science Society (aujourd’hui: Creation Research Society), fondée en 1963 ainsi que l’Institute for Creation Research.

Cette dernière institution a publié de nombreux manuels de biologie destinés à l’important marché des écoles et collèges chrétiens.Une nouvelle et longue bataille juridique s’est donc enclenchée au milieu des années 70, alors que le militantisme de la droite religieuse est particulièrement fort. À ce moment-là, quelques commission scolaires et trois États adoptent même des lois ou des politiques prônant une «approche équilibrée» (balanced treatment) de la question de l’évolution. Avec les années, elles seront cependant toutes déclarées inconstitutionnelles, cette longue bataille juridique culminant en 1987, alors que la cour Suprême des États-Unis se prononce contre la Loi sur le traitement équilibré ( Balanced Treatment Act) de la Louisiane.

Le néo-créationnisme: Apparition Soudaine et Dessein Intelligent 

Ce n’est cependant pas la fin de cette histoire, comme on le sait. Depuis quelques années, on a assité à l’avènement de ce qu’on appelle le néo-créationnisme. Ce terme recouvre deux théories: celle de l’Apparition Soudaine (Abrupt Appearance) et cette du Dessein Intelligent (Intelligent Design). Leurs promoteurs ont aux États-Unis un terrain particulièrement fertile pour leurs idées. Si j’en crois des chiffres cités par Larson, on trouve typiquement sondage après sondage que la moitié des Américains croient que Dieu a créé les êtres humains dans leur forme actuelle il y a 10 000 ans; 40% croient que les êtres humaisn ont évolué avec le temps, mais que Dieu a guidé le processus; et que 10% des gens seulement adhèrent à une vision naturaliste de l’évolution.

Durant la dernière décennie du XXème siècle, un groupe de chercheurs et d’universitaires Chrétiens s’est organisé autour de l’idée que les espèces sont trop complexes pour être le simple produit de l’évolution. Tirant leçon des expériences des créationnistes antérieurs, ils vont sagement éviter de référer explicitement à la Bible, d’invoquer des arguments reposant sur la chronologie qu’elle met de l’avant ou sur l’acceptation de ce qui y est soutenu. Les espèces, vont-ils affirmer, sont le produit d’un Dessein Intelligent; le designer a toutes les caractéristiques de Dieu, mais cela va sans dire et n’est pas dit.

Phillip E. Johnson (1940), en qui on reconnaît en général le fondateur du mouvement, invoquera pour sa part le fait que les fossiles dont nous disposons permettent de voir des brèches et des apparitions subites qui sont au mieux expliquées par la création. Sa cible est finalement le naturalisme sur lequel repose la science en général et la biologie en particulier, auquel il veut substituer une sorte de théisme qui permettrait de réintroduire la référence à des (une) entité(s) «surnaturelle(s)».

Notons au passage qu’en plus de son rôle dans la définition et la promotion du DI, Johnson est également célèbre pour nier que le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) soit l’agent étiologique du SIDA, une idée qui a reçu de la communauté scientifique le même accueil que la précédente.

Michael Behe (1952) est un autre gros nom du DI. Biochimiste et universitaire, il soutient que les molécules organiques sont trop «irréductiblement complexes» pour pouvoir avoir évolué conformément à ce que demande la téhorie de l’évolution (par petites étapes aléatoires). Behe, en somme, nous ressert avec un vague vernis scientifique, le vieil argument que l’oeil est trop complexe pour pourvoir apparaître dans un univers darwinien.

Johnson, évoqué plus haut, est le concepteur de ce qu’on appelle la Wedge Strategy, une stratégie finement et explicitement pensée afin de pénétrer les institutions sociales, politiques et éducatives pour, rien de moins, y défaire la vision matérialiste du monde qui y prévaudrait et y réaffirmer la place de Dieu. Le document émane du Discovery Institute, le think tank du mouvement.

C’est dans le cadre de cette Wedge strategy qu’on en arrive à l’épisode de Denver.

Tammy Kitzmiller et al. vs Dover Area School District

En octobre 2004, l’Area School District Board of Directors de Dover, Pennsylvania, a décidé que «les élèves seront informés de l’existence de lacunes et de problèmes dans la théorie de Darwin et de l’existence d’autres théories de l’évolution, parmi lesquelles le Dessein Intelligent». Un mois plus tard, on annonça que les enseignants de biologie de 9 ème année devaient lire en classe une déclaration affairmant que «la théorie de Darwin […] n’est pas un fait et que «le Dessein intelligent est une explication de l’origine de la vie différente du point de vue darwinien». Voici le texte intégral de ette déclaration, traduit par mes soins:

«Les Pennsylvania Academic Standards exigent que les élèves apprennent la théorie darwinienne de l’évolution et qu’ils passent éventuellement un examen standardisé qui porte entre autres sur l’évolution.

Mais la théorie de Darwin est une théorie et c’est pourquoi elle continue à être mise à l’épreuve des faits qui sont continuellement mis à jour. Une théorie n’est pas un fait. Et il existe des brèches dans la théorie et des faits dont on ne peut rendre compte. Une théorie est un explication qui a été testée avec succès et qui unifie de nombreuses observations.

Le Dessein Intelligent est une explication différente de la conception darwinienne de l’origine de la vie. Le manuel Of Pandas and People est disponible pour les élèves qui voudraient explorer cette explication et mieux comprendre ce qu’implique le Dessein Intelligent.

Comme devant toute théorie , il est important de garder l’esprit ouvert. L’école laisse aux élèves et à leurs familles le soin de discuter des origines de la vie. Notre commission scolaire est orientée vers l’obtention de bons résultats aux épreuves et l’enseignement donné en classe vise à préparer les élèves pour cela.»

Dans ce qui est désormais connu comme la cause Tammy Kitzmiller, et al. vs Dover Area School District, onze parents d’élèves de la commission scolaire appuyés par divers organismes de défense des libertés et de la laïcité vont soutenir que cette obligation faite aux enseignants, étant donné le fait que le DI est une forme de créationnisme, est en violation de l’ Establishment Clause du premier amendement de la Constitution américaine (i.e.: Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement […] d’une religion.)

Le procès s’est ouvert le 26 septembre 2005. Dans un texte passionnant auquel je dois me contenter de renvoyer,Barbara Forrest, qui y a témoigné, raconte ce qui s’y est passé. La verdict, on le sait, sera rendu le 20 décembre 2005 — on peut le lire ici. Le juge donne raison aux plaignants et souligne en particulier et avec force la nature religieuse du DI. Il écrit par exemple:

Une dimension importante du mouvement du DI, nonobstant les prétentions de ses défenseurs dans ce procès, qui assurent le contraire, est qu’il soutient un point de vue religieux. En ce sens, les écrits des chefs de file du mouvement révèlent que le designer postulé par leur argumentaire est le Dieu de la chrétienté. (page 26)

« Ce qui a été présenté à ce tribunal démontre que le DI n’est rien d’autre que le rejeton du créationnisme». (page 31)

Affaire conclue? Pas du tout. Et comme on l’a vu avec la législation qui vient d’être passée au Tennesee, le dossier, comme on pouvait s’y attendre, n’est pas clos.

Je me pencherai sur ce nouvel épisode la prochaine fois.