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Entrevue accordée à Télérama (France) sur Je ne suis pas une PME

[Ce texte est signé Suzi Vieira, que je remercie]
Au Québec, les étudiants continuent de protester contre l’augmentation des droits d’inscription. Pour Normand Baillargeon, professeur en philosophie de l’éducation à l’Université du Québec à Montréal, et auteur de Je ne suis pas une PME. Plaidoyer pour une université publique, la dérive néolibérale de l’université est en train de transformer des « institutions du savoir » en organisations marchandes. Et touche désormais l’ensemble des pays de l’OCDE – France comprise.

Vous soutenez depuis le début la grève des étudiants québécois contre l’augmentation de 75 % des frais de scolarité. Quels sont les enjeux de cette protestation ?

Cette hausse (les frais passeraient à 3 800 dollars canadiens par an d’ici 2017, soit environ 3 000 euros) est l’indice d’une transformation profonde de l’université, et s’inscrit dans une logique de marchandisation de l’éducation et de privatisation du financement d’un service public. Parmi ses conséquences les plus évidentes, on peut prévoir un accroissement substantiel de l’endettement étudiant, comme on le constate aux États-Unis, où le montant total de la dette étudiante a atteint récemment les mille milliards de dollars ! Et ne parlons pas de la menace que cette mesure fait peser sur l’accessibilité aux études. Il s’agit là d’une rupture totale avec le modèle social de l’éducation qui prévaut au Québec depuis les années 1960 et fait de l’université un bien commun offert à tous par l’État.

L’université publique est donc en péril ?

La logique de privatisation de son financement, prônée par le gouvernement de Jean Charest (Parti libéral du Québec), affuble l’étudiant d’un statut de « client » . Afin de rentabiliser son « investissement » , celui-ci sera tenté de choisir son domaine d’étude en fonction du potentiel d’employabilité de sa formation. C’est la logique dite de « l’utilisateur-payeur » : l’éducation n’est plus un bien commun dispensé à tous, mais un bien que chaque individu se paie pour lui-même et pour lequel il doit dépenser de l’argent. Au Québec aujourd’hui, comme aux États-Unis depuis longtemps et en France plus récemment – pensons à la loi Pécresse sur l’autonomie des universités -, l’idée que l’université doit être rentable, comme un organisme privé, s’installe peu à peu. On ne parle plus que de « marchés étudiants » , de « clientèle » , de « capital humain » .

Avec quelles conséquences ?

La dernière mode pour les universités québécoises – qui sont en forte concurrence les unes avec les autres – consiste à se délocaliser en région pour conquérir de nouveaux « marchés » . A l’instar de ce que peuvent faire en France Sciences-Po Paris avec ses antennes en province ou bien la Sorbonne avec Abu Dhabi, elles ouvrent des « campus satellites » pour attirer de nouvelles « clientèles » , auxquelles elles proposent des programmes sur mesure, à la rentabilité certaine, mais à la légitimité parfois douteuse… On a ainsi vu se créer, à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), où j’enseigne, un programme de « tourisme gastronomique » ! Sans parler des écoles d’ingénieurs, qui mettent sur pied des cursus entiers à la demande de la multinationale d’ingénierie Bombardier Inc. Parallèlement, on menace de supprimer les disciplines les moins rentables et utiles : la philosophie, les lettres, le grec et le latin, désormais considérées comme un luxe, coûteux et superflu.

Ces phénomènes ne concernent-ils pas surtout le monde anglo-saxon ?

L’ensemble des pays de l’OCDE est touché. En donnant pour objectif majeur à l’université l’intégration des citoyens au marché du travail, le processus de Bologne (1999) a inscrit l’université européenne dans la même logique. Le sociologue français Charles Soulié décrit très bien la ruée des facs de l’Hexagone vers la « professionnalisation » . Il montre par exemple que, si la population des maîtres de conférences et professeurs a augmenté de 29 % entre 1993 et 2003, cette augmentation culmine en sciences économiques et de gestion (+ 71 %) et en droit (+ 50 %). Et à l’intérieur du droit, c’est le droit privé qui voit ses effectifs exploser, au détriment de l’histoire du droit. De même en sciences, où les disciplines théoriques sont en déclin, tandis que la mécanique et l’informatique croissent fortement (+ 98 %).

Dans Je ne suis pas une PME. Plaidoyer pour une université publique, vous vous inquiétez des effets de cette libéralisation sur la recherche…

En effet, parce que cette dernière est de plus en plus asservie aux exigences extérieures : elle voit ses objets définis par les acteurs économiques qui la subventionnent, mais exigent en contrepartie le secret sur ses résultats, et réclament en outre la propriété de ces derniers ! L’affaire la plus connue est sans doute celle de l’hématologue canadienne Nancy Olivieri, qui a découvert de dangereux effets secondaires sur un médicament appelé Deferiprone. Ses travaux étaient commandités par la compagnie pharmaceutique qui produisait le médicament, et qui a tout fait pour empêcher la diffusion des résultats. Récemment, un de mes collègues en biotechnologie m’a raconté qu’au cours de la soutenance d’une thèse de doctorat qu’il avait suivie comme membre du jury, toutes les personnes présentes – public compris – ont dû signer un formulaire dans lequel elles s’engageaient à garder le secret sur tout ce qu’elles entendraient ! Comme vous voyez, la mutation ne se fait pas, loin s’en faut, au bénéfice du bien public.

Ces liens « incestueux » entre l’université et l’économie sont-ils nouveaux ?

Non, l’université a toujours été financée par le monde extérieur (l’État, les particuliers, les entreprises, l’Église), et a toujours répondu aux exigences de ces instances : au Moyen Age, elle fournissait des prêtres, à la Renaissance, des professionnels (juristes, ingénieurs, médecins), etc. En fait, l’histoire de l’université peut être pensée comme un conflit pérenne entre deux principes : celui, interne, de la vie de l’esprit, et celui, externe, des exigences d’utilité et de rentabilité. La résolution de cette tension passant par de constants réajustements. Car personne ne soutient sérieusement que l’université doit se retrancher dans une forteresse coupée de la société et du monde du travail. Il est parfaitement normal d’attendre d’elle qu’elle forme des « experts » . Par exemple, des experts-comptables. Simplement, quand elle assume cette formation « en tant qu’université » , elle ne se contente pas de fournir au marché un outil fonctionnel : elle élargit la formation de la personne, la dote d’esprit critique, de capacité de recul par rapport à sa pratique, car celle-ci s’inscrit – c’est le rôle de l’université de le rappeler – dans une histoire et une tradition. Autrement dit, l’université doit fournir aux étudiants ce qu’on appelle des « vertus épistémiques » .

Cette tendance lourde à la libéralisation la condamne-t-elle ?

Je ne le crois pas, car il y a des raisons d’espérer. La grève étudiante au Québec en est une. Et les résistances de la société civile peuvent être fortes, pour peu qu’elle soit consciente de la menace. La clé, c’est donc l’information : les intellectuels et les médias doivent rappeler à tous qu’à l’heure de la société marchande il reste des biens « compossibles » , comme disait Bertrand Russell : des biens ayant un nombre potentiellement infini de propriétaires, et qui sont tels que celui qui les partage ne cesse pas pour autant de les posséder. Une voiture n’est pas un bien compossible. La compréhension du théorème de Pythagore, si ! –

Propos recueillis par Suzi Vieira

Illustration Jean-François Martin

À lire

Je ne suis pas une PME. Plaidoyer pour une université publique, de Normand Baillargeon, éd. Poètes de Brousse, 2011, 92 p., 12 $.