Baillargeon, Normand
Je n’aurais manqué pour rien au monde une rencontre avec Bernard Maris, lauréat d’un prix de meilleur économiste de France en 1995. Je l’aurais parié: il est tout à fait à l’image que je m’étais faite de lui, à fréquenter ses écrits depuis de années. Drôle, iconoclaste, engagé, passionné de culture et de littérature, Maris est un oiseau rare dans le monde austère et froid des économistes. Pour faire le portrait de cet oiseau, on ne peint surtout pas une cage, fût-ce avec une porte ouverte: on le laisse virevolter, à son gré. Résultats étonnants et bonheurs garantis.
Auteur de savants ouvrages d’économie, Maris vous parlera ainsi longuement et passionnément de littérature. Il y a deux ans, il a même publié un premier roman, qui a été fort bien accueilli: Pertinentes questions morales et sexuelles dans le Dakota du Nord. Il s’apprête à en publier un deuxième et le troisième est déjà en chantier, qui nous ramènera au Cambridge des années 30 et aura Keynes comme personnage principal. Maris explique ses incursions dans la littérature: «Le roman donne un degré de liberté supplémentaire dans l’expression, un degré de liberté que ne peut donner que le roman. Je continuerai à réfléchir sur l’économie, bien sûr. Mais quand je veux vraiment comprendre un problème de fond dans la société, je suis obligé d’aller vers le roman. Si je veux comprendre ce que c’est que la richesse, je ne vais pas dans un livre d’économie: je vais dans Balzac. Si je veux comprendre ce que c’est que la création scientifique, je vais dans Vie et destin de Grossman. Et ainsi de suite, sans rien dire de l’amour ou de la mort, qui ne peuvent être décrits que par le roman et la littérature.»
Maris s’est fait connaître en 1991 par un virulent brûlot consacré à l’université, Les Sept Péchés capitaux des universitaires. Ce livre devait jouer un rôle important, puisque c’est par lui que s’amorça sa collaboration avec l’équipe de Charlie Hebdo, qui publiait à l’époque La Grosse Bertha. «C’est un livre violent et très polémique qui défend une certaine idée de l’université, dans ce qu’elle a d’universalité et de nécessaire indépendance. J’ai écrit ce livre pour dénoncer, le mot est peut-être un peu fort, mais disons la servilité du corps universitaire vis-à-vis ce qui l’entoure, et notamment les forces du marché. Il se terminait sur cette phrase importante: « Nous sommes les derniers hommes libres », et je pense en effet que l’université a la chance, si elle le veut, de porter les derniers hommes libres dans la société actuelle. Ce qui me gênait, c’était cet asservissement de l’université, la disparition de l’esprit critique. L’université est un lieu, non de conformisme, mais de querelles, de débats. Je dénonçais les consensus mous, cette médiocrité qui est le contraire de l’esprit universitaire, de l’esprit de recherche autonome, indépendant, original, vivant.»
On ne s’étonnera pas, dès lors, de la sévérité du jugement que Maris porte sur l’économie et en particulier sur l’état de cette discipline au sein de l’université. En France, rappelle-t-il, il y avait traditionnellement plusieurs courants qui coexistaient en économie, à côté du courant libéral: un courant juridique, un courant historique, un courant philosophique. Tout cela, pour l’essentiel, a été laminé. «Ne reste plus que l’économie libérale, c’est-à-dire raconter le marché, l’offre et la demande, l’équilibre, l’efficacité. C’est tout et c’est toujours la même chose. De plus, tout cela est très formalisé puisque la France a une longue tradition d’ingénieurs qui se sont emparés de la formalisation. Résultat? Plus du tout d’esprit critique. Ce qui est gravissime, d’autant que le niveau culturel des économistes français est désespérant. Ce sont des gens qui sont absolument a-culturés, qui n’ont aucune lecture. À tel point qu’il y a des courants américains (aux États-Unis, il y a des institutionnalistes, des courants philosophiques, etc., relativement développés) qui échappent tout à fait à l’enseignement en France.»
Maris rappelle qu’il n’y a que très peu de résistance à cette hégémonie, du moins à l’intérieur de l’université. Il évoque le MAUSS, bien sûr, ce Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales («Des copains»). Mais les esprits qui parviennent à résister au mouvement sont rares et se comptent «presque sur les doigts de la main». La résistance s’organise donc à l’extérieur de l’université, par l’édition, les journaux, dans des associations. L’entreprise est loin d’être facile. «Le discours dominant a une fonction rhétorique précise: défendre et faire passer le discours libéral par tous les moyens, de façon experte ou terroriste, c’est-à-dire soit en noyant le poisson, soit en disant: « Nous avons raison parce que nous sommes les savants, les Prix Nobel, et donc, vous la bouclez ». La grande force de l’économie, de ce point de vue, est d’avoir un niveau de formalisation très grand, comparable à celui de la physique, parfois même plus abstrait, mais sans aucune vérification possible, sans expérimentation: c’est vraiment de la scolastique pure. On peut raconter n’importe quoi.»
Par ses ouvrages de vulgarisation, par ses chroniques à Charlie Hebdo, Maris est de ceux qui s’efforcent de tenir un contre-discours. Il est pleinement conscient du défi pédagogique que cela pose. «L’économie exerce sur le gens la fonction de terreur qu’exerce l’idole sur les soi-disant « sauvages ». Tu arrives chez des gens qui ne connaissent pas encore l’électricité, avec un truc qui clignote de tous les côtés: tout le monde s’aplatit, se fout par terre. C’est exactement le rôle du modèle mathématique en économie: c’est un truc qui clignote dans tous les sens, tu es ébloui, tu trouves ça merveilleux, tu as peur, tu te dis: « L’électricité, quand même, ça doit être très important. » Et tu marches au pas.»
Pour Maris, il faut faire l’effort d’aller voir la mécanique, la comprendre. Puis l’expliquer. «Quand on regarde bien les textes, on voit où ils se plantent, les erreurs énormes qu’il font. Keynes, qui est le plus grand économiste de tous les temps, à mon avis l’achèvement de l’économie, ce gars-là, au terme de sa vie, a dit: « Nous ne savons rien. » Tous les économistes devraient lire Keynes. C’est fondamental qu’il ait dit ça, que le plus grand ait dit: « C’est vrai que ce n’est pas une science. »»
Parmi les stratégies didactiques déployées par Maris, l’humour occupe une place de choix. «J’ai remarqué ceci que les savants ne sont pas gênés par l’humour, tandis que les pseudo-savants y réagissent très mal. Dès qu’on les bouscule un peu avec ça, ils sont très mal à l’aise. Vous leur dites: « Oh, les gars, de quoi vous nous parlez, là? C’est pas un tout petit peu du pipo, ce que vous racontez? Essayez de démontrer un peu », ça les déstabilise. Quand vous croisez un économiste, vous commencez par rigoler. Si vous ne savez pas pourquoi vous riez, lui le sait. Alors il est mal à l’aise et se dit: « Ce mec, il comprend un petit peu ce qu’il y a derrière ce que je fais… »
Récemment, Maris est devenu le vice président du Comité scientifique de l’ATTAC, ce mouvement en faveur d’une taxe Tobin d’aide aux citoyens lancé à l’initiative duMonde diplomatique et qui propose de prendre 0,05 % sur ces centaines de milliards qui sont échangés quotidiennement sur les marchés financiers. Cette idée a suscité un immense enthousiasme en France, les citoyens y voyant un moyen de lutter contre la tyrannie des marchés. «Des associations et comités de citoyens sont en train de se créer partout, me confie Maris. Et tu serais étonné de voir les gens qui veulent rentrer là-dedans: des experts comptables, des cadres supérieurs, des tas de gens qui commencent à se rendre compte qu’ils sont un peu les cocus du système et qui ont envie de réfléchir. L’ATTAC va avoir une fonction pédagogique et informationnelle contre le courant dominant, contre des officines comme l’OCDE, le FMI, la Banque mondiale, qui racontent toutes la même chose, à savoir: « Le capitalisme, c’est beau, le libéralisme, c’est formidable, le marché est beau, le marché est bon. » On va essayer de fédérer toutes ces associations et cette contestation, et éventuellement, il y aura un anti-Sommet de Davos.»
Maris vient de faire paraître avec Philippe Labarde Ah Dieu! que la guerre économique est jolie, qui connaît en ce moment un énorme succès de librairie. Le livre assimile les transformations économiques en cours à la guerre de 14-18, alors que tout le monde allait au charbon sans savoir pourquoi. Maris, lui, sait fort bien ce qu’il défend face au marché. «Il y a des choses qui ne sont pas négociables. L’écologie, par exemple, ce n’est pas négociable. Il n’est pas question que le marché s’occupe de ça, pas question de créer un marché des droits de pollution. L’éducation, idem: pas un sou ne doit venir du privé. L’éducation est un bien collectif et public, l’éducation, c’est les droits de l’homme, c’est l’universalité du savoir, c’est le détachement vis-à-vis du marché. La monnaie, enfin: non négociable. Elle doit être contrôlée par les États de manière souveraine, pas question que ce soient des banques privées qui en contrôlent l’émission: derrière la monnaie, il y a la répartition de la richesse, l’activité économique, la croissance.»CHARLIE HEBDO, PAS SI FARFELU QU’IL EN A L’AIR
Professeur d’économie à l’Université de Toulouse, Maris a vécu et enseigné un an aux États-Unis. C’est d’ailleurs de cette expérience qu’est né son premier roman. «C’est un roman vaguement autobiographique. J’ai été bouleversé par les États-Unis et la culture américaine. C’est très curieux. Quand je suis arrivé aux États-Unis, j’ai eu l’impression d’un contrôle social extraordinaire sous une apparence de liberté. Ce pays, qui affiche des idéaux de liberté, de mobilité, est un pays où le contrôle social est extrêmement prégnant, où tu ne peux pas être à moitié marginal: ou tu es in, ou tu es out. J’ai été très frappé par ça et c’est ce que j’ai essayé de raconter dans le roman, à travers l’histoire de ce garçon qui est allé là-bas chercher la liberté et qui n’arrive pas à s’intégrer.»
Chaque semaine, Bernard Maris devient Oncle Bernard, le temps d’une désormais célèbre chronique dans Charlie Hebdo, journal indépendant, sans publicité et à l’humour mordant. «Une des raisons du succès de Charlie, c’est que si c’est en apparence un journal farfelu, facile, il y a derrière une approche rationaliste, des gens qui réfléchissent, qui s’efforcent de faire passer des choses en misant sur l’intelligence des lecteurs, et tout cela, sans aucune démagogie. Avec des textes, mais aussi des dessins: et il arrive parfois qu’un dessin en dise autant que plusieurs pages de texte.»
Un exemple de cet esprit de Charlie? Maris me dit: «Je ne crois pas ce qu’on essaie de me faire entendre aujourd’hui, que la question du partage, c’est fini, que c’est une vieille question qui ne se pose plus, que tout le monde est d’accord puisque tout le monde est propriétaire. Hé! Par les fonds de pension, tout le monde est propriétaire de General Motors, la vieille distinction travail/capital n’a donc plus de sens. Tout ça me fait vraiment rigoler. Et cela, il faut le dire avec dérision.» Ce qui est précisément le boulot d’Oncle Bernard: «Il faut dire au cadre: mon vieux, t’as dix actions? T’es cocu! Et si tu te fais vider, ce sera bien fait pour toi! Et je serai bien content! Avec tes dix actions dans les mains, tu seras sur le trottoir, et après, tu iras voter pour toi au conseil d’administration, voter pour te foutre dehors, voter pour te rationaliser et pour te flexibiliser un peu plus.»
Charlie mène notamment un important et vital combat contre le Front national, combat que Maris endosse bien sûr entièrement. «Je pense qu’il n’est pas exclu que le Front national arrive au pouvoir en France, affirme-t-il. C’est affreux de dire ça, mais il n’est pas interdit de penser que dans cinq ans, dix ans, il y ait en France un premier ministre du Front national. Comment? Par exemple, par des alliances avec une droite se ramollissant et par un Bruno Mégret plus présentable qu’un Le Pen.»Pour en savoir plus:
(avec Alain Couret): Politiques économiques et conjoncturelles, PUF, 1991.
Pertinentes questions morales et sexuelles dans le Dakota du Nord, Albin Michel, 1995.
(avec Philippe Labarde): Ah Dieu! que la guerre économique est jolie, Albin Michel, 1998.
Un petit complément…
Le prix Nobel de l’économie n’existe pas!
En réalité, il fut créé en 1968 (Nobel était déjà poussière) par la Banque centrale de Suède et le prix s’appel: « Prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel ».
Pour la petite histoire, Friedrich Hayek, représentant de la libérale école autrichienne d’économie et lauréat en 1974, a déclaré par ailleurs que si on lui avait demandé son avis sur le prix, il aurait « fermement déconseillé » sa création, aucun homme ne devant être ainsi désigné comme une référence sur un sujet aussi complexe que l’économie. Gunnar Myrdal, son colauréat, a lui déclaré que le prix devait être aboli parce qu’il avait été remis à des « réactionnaires » comme Hayek.
En passant, Gunnar Myrdal fut l’un de ceux qui participa à la création du prix en 1968!
L’Histoire étant ainsi fait, la femme de Gunnar Myrdal, Alva Reimer Myrdal, c’est vue décerné un « vrai » prix Nobel, celui de la paix, en 1982….
Éclairant et vibrant !
Maris est mort dans l’attentat de Charlie Hebdo. Quel gâchi. Ça et cette jeunesse gaspillée pour de cauchemardesques chimères. Je ne comprendrai jamais pourquoi les humains se rabaissent à commettre des choses aussi viles et mal quand ils ont le potentiel de faire l’inverse.
Je pense aux victimes de Boco Haram. Je pense à Raïf Badawi. Je pense aux laissés pour compte de notre société. Tout ça me donne la nausée.