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Réponse à Olivier Choinière

Hier (mardi 24 mars), Olivier Choinière adressait une lettre au critique de théâtre montréalais, l'invitant à faire preuve de plus de rigueur et de sens critique. Les critiques québécois sont-ils rigoureux et exigeants ou laudatifs et paresseux ? Question très pertinente, qui est rarement abordée publiquement mais très souvent sous-entendue dans le discours des artistes et de nombreux universitaires. Vous pouvez lire la lettre de Choinière sur le blogue de mon collègue Christian Saint-Pierre, ici. Et voici ma réponse, que je vous invite bien sûr à commenter.

Cher Olivier Choinière,

Je suis un jeune critique de théâtre montréalais, fraîchement arrivé dans ce milieu, mais très certainement déjà convaincu de la nécessité de ce travail. Pourtant, comme tous les jeunes critiques, et comme la plupart des critiques établis, je doute. Je doute continuellement. Je continue toutefois à faire ce travail de mon mieux, car comme vous, je crois que le critique de théâtre montréalais est un passeur. Je sais pertinemment, comme vous, que le critique de théâtre montréalais est un spectateur passionné, désireux de communiquer à tous son amour de l'art et de témoigner de sa nécessité.  Je suis aussi convaincu que le critique attentionné aime réfléchir, remettre les choses en perspective et se prêter au jeu des interprétations.  Comme il voit presque tout, il devrait aussi être en mesure de situer les œuvres dans le parcours de l'artiste et même dans le spectre général de la création québécoise. Vous écrivez que vous le croyez aussi.   Mais entre vos lignes, je crois déceler un peu d'ironie.  Ce serait dommage, car en déguisant ainsi votre invitation sous le masque du sarcasme, le critique de théâtre montréalais pourrait croire que vous êtes de mauvaise foi et ne pas vous prendre au sérieux.  J'ose croire que je me trompe et que je peux prendre votre invitation au pied de la lettre. Car elle est tentante.

Vous accusez le critique de théâtre montréalais de ne pas réfléchir au-delà de l'œuvre et d'être incapable d'aller plus loin que ce que l'artiste a bien voulu lui révéler en entrevue. C'est une dangereuse généralisation, mais elle n'est pas entièrement fausse. Je suis jeune et idéaliste malgré le cynisme ambiant, peut-être aussi un peu naïf, mais je rêve aussi que la critique journalistique (car il faut faire une distinction entre la critique journalistique et la critique analytique ou compréhensive-celle des études savantes et des revues spécialisées) soit un véritable espace de réflexion.  Pour y arriver, il faudrait pourtant se débarrasser de la structure traditionnelle de la critique, à laquelle les rédacteurs en chef et les lecteurs sont attachés.  Je rêve au jour où je pourrai m'attarder à la logique interne des spectacles, décortiquer les liens entre un spectacle et l'œuvre de son créateur, identifier les résonances profondes de la pièce dans l'espace public, situer le propos du spectacle dans le vaste champ du savoir humain.

Peut-être sommes-nous prêts à faire ce grand saut ? Vous le suggérez entre les lignes, lorsque vous mentionnez le flou autour de notion de Grand Public, cette masse informe à laquelle vous supposez que le critique de théâtre montréalais s'adresse et qu'il devrait oublier pour parler en son nom. Il faudrait peut-être que, dans certains cas, la critique s'affiche comme une réflexion thématique ou formelle, laisse de côté la description factice et cesse de vouloir aborder tous les aspects du spectacle en 15 lignes.  Mais le critique de théâtre montréalais, vous en êtes conscients, est quotidiennement confronté au manque d'espace, aux diktats de la mise en marché et, surtout, à la crainte d'être trop intellectuel – ce que lui interdit son rédacteur en chef et, par extension, la société profondément anti-intellectuelle dans laquelle il vit. 

Ces difficultés, j'en conviens, ne sont pas insurmontables. Si je persiste dans ce métier, je compte bien continuer à chercher la manière de faire éclater le cadre formel de la critique journalistique. Je crois bien que mes collègues montréalais sont aussi préoccupés que moi par cette question. Peut-être pas tous, mais une bonne partie d'entre eux.

Le théâtre montréalais échappe-t-il lui-même à cette dangereuse influence de la publicité, du marketing et de la sacro-sainte productivité ? Combien de spectacles, dans une année, sont le fruit d'une réflexion et d'un travail d'équipe à long terme ? Combien de compagnies créent vraiment de nouvelles esthétiques et bâtissent une œuvre cohérente d'un spectacle à l'autre ? Combien de comédiens désirent interroger le jeu d'acteur plutôt que de se réfugier dans le réalisme et la psychologie ? Combien d'entre eux aspirent à créer des spectacles véritablement personnels sans se soucier du public ? Voyez comme la généralisation est dangereuse. Si je faisais sans nuances ce genre de constats, j'ignorerais trop de créateurs engagés passionnément dans leur art, même s'ils n'ont pas toujours les moyens de leurs ambitions.

Vous reprochez au critique son absence d'interprétation. J'ose espérer, moi aussi, que le critique de théâtre montréalais se donne sans retenue au jeu des interprétations, car c'est là l'un des plus grands plaisirs du théâtre. Mais le rôle du critique, heureusement, n'est pas de réduire la signification du spectacle à son interprétation personnelle. Il doit plutôt témoigner du spectacle et évoquer son caractère «polysignifiant» sans enlever au spectateur son rôle de responsable du sens. Il doit laisser le spectacle ouvert aux multiples interprétations et mettre son ego de côté. Je le crois profondément.

Le critique de théâtre montréalais reprend-il textuellement les premières phrases des communiqués de presse dans ses critiques ? Se réfugie-t-il derrière les réactions du public pour éviter de se mouiller ? Permettez-moi d'en douter. Oui, ce genre de pratiques existent. Mais sont-elles à ce point répandues qu'il faille en accuser l'ensemble de la profession ? Ça reste à prouver.

Quoi qu'il en soit, je tiens à vous remercier, Olivier Choinière, de permettre la tenue de ce débat. J'espère que votre «invitation» ne restera pas lettre morte. Des critiques plus expérimentés que moi devraient d'ailleurs se mêler de la discussion. Je le souhaite ardemment.

 Cordialement,

Philippe Couture

 

Photo: Dominic Gauthier