BloguesParathéâtre

Complaisance, quand tu nous tiens!

Pour encore trois soirs à l'Espace Libre, l'acteur canadien
d'origine italienne Tony Nardi sert un virulent plaidoyer contre la
complaisance du milieu théâtral, l'ignorance de la critique, l'incompétence des
metteurs en scène et j'en passe. Lettre no 2 (Letter two) est, comme son nom
l'indique, la deuxième d'une série de trois lettres que l'homme de théâtre en
colère a adressé à différents acteurs du milieu théâtral canadien-anglais pour
leur souffler sa rage. La lettre a suscité des réactions, qu'il intègre à la
représentation, de sorte que la performance oscille constamment entre la
narration et le pamphlet. Et ça frappe fort. À toute allure, comme s'il était
maître d'oeuvre d'un véritable bombardement, Nardi attaque de toutes parts. Des
prises de parole de ce genre-là, on n'ose même pas en rêver dans le milieu
francophone québécois. Pourtant, la situation est bien peu différente.

Le prétexte de la lettre, ce sont deux critiques négatives
d'une production de La Servante Amoureuse de Goldoni par le Pleiades Theatre de
Toronto.  Nardi, qui n'a pas plus
aimé la pièce que les critiques, leur a tout de même répliqué par la bouche de
ses canons, dénonçant leur méconnaissance de la commedia dell'arte et les
faussetés de leurs textes. Mais tant qu'à y être, il vise aussi les
metteurs en scène, qu'il juge incompétents parce qu'ils abaissent les pièces à
leur piètre niveau de compréhension et considèrent sérieusement qu'ils peuvent
monter n'importe quel texte seulement parce qu'ils sont metteurs en scène et
qu'«une pièce, c'est une pièce».  Il écorche les acteurs au passage,
dénonçant ce milieu incestueux qui se réunit pour «échanger des fluides». Il
dénonce ensuite le silence accablant de l'ensemble du milieu, arguant qu'«avoir peur de
réprimander un journaliste est lâche et antidémocratique». Quoi d'autre
? Le milieu théâtral canadien-anglais est fermé sur lui même et refuse de
s'ouvrir aux scènes étrangères, l'interprétation des classiques est la plupart
du temps «pré-coloniale», les Canadiens n'ont pas d'identité et «font de
l'ignorance un trait national.»

On a beau se targuer de la différence québécoise, que Nardi
évoque d'ailleurs à quelques reprises, force est de constater que le brûlot
pourrait presque s'appliquer mot pour mot à la situation montréalaise. Chez
nous, rares sont les dissidents qui osent élever la voix pour dénoncer la
complaisance, mais ceux qui le font, comme Evelyne de la Chenelière, Olivier
Choinière
ou Raymond Cloutier avant eux, disent tout haut ce que tout le monde
pense tout bas. L'ennui, c'est qu'ils peinent à recevoir des appuis publics et
prêchent bien souvent dans le désert, même si leur discours est applaudi en
privé. Comme s'il n'y avait pas de place pour ce type de discussions, pas
d'espace pour la prise de position et le remuage d'idées. C'est d'une grande
tristesse.

À entendre la dramaturge Carole Fréchette pendant la discussion
qui a suivi la présentation hier, cet espace a déjà existé dans les années
soixante-dix. Si tel est le cas, qu'on se dépêche de le réanimer. Car un milieu
critique et exigent envers lui-même comme envers ses commentateurs externes ne
peut qu'en sortir grandi. Et hier soir, devant une salle composée
majoritairement de gens du milieu théâtral montréalais, le discours de Tony
Nardi semble avoir reçu l'approbation générale. Peut-être faut-il un détour par
le Canada anglais pour porter enfin un regard acéré sur nous-mêmes ?

Quoi qu'il en soit, si vous comprenez bien l'anglais et êtes
intéressés par ces questions, je vous conseille de courir à l'Espace Libre. Il
y a des surtitres français, mais hélas ils ne suivent pas le rythme trépidant
de la parole de l'acteur. Vaut mieux s'armer de sa plus grande concentration et
de ses aptitudes dans la langue de Shakespeare.