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Guerre au kitsch

À vous qui n'étiez pas à la lecture publique de textes d'auteurs
québécois sur l'acte de création hier soir au Théâtre La Chapelle, j'offre quelques morceaux choisis du texte d'ouverture sélectionné par le metteur
en scène Christian Lapointe. C'est un texte de Guy Warin, adjoint de Wajdi
Mouawad
à la direction artistique du Théâtre français du Centre National des
Arts d'Ottawa, dans lequel il affirme la ligne de pensée qui anime Mouawad et
son équipe. Intitulé Guerre au kitsch, le texte énonce un parti-pris pour un
théâtre exigeant, qui résiste à la vacuité ambiante. Inutile de préciser que c'est de ce genre de théâtre que sont faits mes rêves les plus fous.

Petite parenthèse avant de vous laisser aux bons soins de
Guy Warin: hier soir, le désir de créer un espace de dialogue et de réflexion
sur le théâtre et la création a encore une fois été manifesté par certains des
comédiens prenant part à la lecture et par quelques spectateurs vivement
stimulés par les textes lus. J'en parlais moi-même ici il y a quelques jours.
On finira bien par le créer, cet espace….

 

GUERRE
AU KITSCH !
(extraits)

Par
Guy Warin. Publié dans l'Oiseau-Tigre, publication du Théâtre Français du CNA,
septembre 2008 (vol. 8, no. 1)

Si vous estimez que le théâtre sert essentiellement à éviter de
s'ennuyer, à passer un bon moment, à oublier le travail, à
s'oublier, à tout oublier ; si vous trouvez que l'art et la pensée sont des
grands mots incompatibles et que vous sortez votre browning quand vous les
entendez ; si vous ne savez plus regarder le monde autrement qu'avec les yeux d'un téléspectateur ; si vous vous efforcez de vivre au présent, dans
la routine du quotidien, dans le seul immédiat, en évacuant toute idée de durée
et toute mémoire ; si vous appréciez qu'on vous dicte comment vivre, aimer et
être heureux ; si vous cherchez à dissimuler sous le tapis ou dans le placard tout
ce qui vous paraît inconvenant, comme la poussière ou la mort ; si les centres
commerciaux et les casinos sont pour vous les lieux sécuritaires et liturgiques
par excellence d'un art de vivre ; si vous êtes prêt à tout sacrifier au nom de
la consommation des êtres et des avoirs,
de la logique économique d'efficacité et de l'image de la réussite ;  si vous résistez au métissage des formes, au
mélange des genres et autres pluralités des choses ; si vous succombez à la
tentation du tout le monde en parle,
du tout le monde il est beau,
tout le monde il est gentil ;
si vous êtes ému, profondément ému, devant l'image d'un chef d'état souriant
entouré de petits enfants tout aussi souriants ; si vous trouvez que les mots «démagogie
» et «démocratie » font bon ménage ; si vous avez horreur des artistes marginaux et des penseurs radicaux parce qu'ils abrutissent l'esprit
du troupeau et ses bonnes valeurs ; si,
enfin, vous croyez dur comme fer qu'un théâtre est une grosse usine où on
produit en masse, où on répond à la demande, où on offre des produits sur la
base de l'idée que l'on se fait des goûts du public, où on uniformise, formate,
réduit, consomme, jette et… reproduit pour la masse, dans un mouvement
perpétuel et creux, jusqu'à ce que mort s'ensuive, – c'est que vous appartenez
au camp des héros, vous tenez le « monde » dans votre main droite comme un ballon
de plage et, chanceux que vous êtes, vous vivez con-for-ta-ble-ment dans un
château de verre à la vue de tous ou dans un bunker à l'abri des autres. en un
mot, vous êtes…. kitsch. au revoir. adieu. Ici il y a un théatre.

 […]

Ici il y a un théâtre. Ce
qui revient à dire qu'ici il y a forcément du danger, du risque. la belle
affaire, direzvous. Eh oui ! Il n'y a pas de véritable théâtre dans un théâtre
digne de ce nom qui n'implique une part de risque – et c'est vrai pour toute
forme d'art, d'ailleurs. toute création
repose, par essence, sur l'idée, le désir, voire le plaisir du risque. le
plaisir est souvent à la mesure du danger, et rien justement n'est plus beau
que la fièvre avec laquelle certains artistes créent, dans un état de risque,
de déséquilibre, d'abandon. venir ici, c'est accepter de porter la peau du
créateur, de porter sa peur, de vivre le temps de la représentation un moment
de doute, d'inconfort, c'est-à-dire un moment d'éveil, de lucidité ; c'est
accepter d'entrer dans une forêt dense, marécageuse, « emplie de bruits
étranges, inquiétants, cris et chants d'oiseaux, appels d'animaux inconnus,
froissements de feuillage» (la citation est d'André Gide) ; c'est accepter d'endosser l'uniforme et de partir en guerre.
Si vous faites le choix de venir ici, vous ne serez pas seul. nous serons là,
tous ensemble, tel un bataillon, dans la salle et sur le plateau, à partager le
même combat : le combat de la résistance au divertissement, à l'entertainment, au kitsch.