Je me partage encore aujourd'hui entre le Festival TransAmériques et son OFF. D'abord, retour sur (And Counting) Letter Three.. de Tony Nardi, vu hier à l'Espace Libre. Puis, aperçu du deuxième Mix-Off du OFFTA avec le comédien-auteur-improvisateur Simon Boudreault.
Letter Three: Colère noire
Chaque fois qu'on parle de l'acteur canadien anglais Tony
Nardi, on souligne ses origines italiennes. Je me suis demandé quelques fois d'où
vient cette insistance à souligner cette particularité culturelle, alors que
Nardi est un vrai Torontois, qui a vécu presque toute sa vie au Canada. Mais il
est vrai qu'il n'a rien du flegme brittannique de certains de ses collègues
canadiens-anglais. Chez lui, le geste et l'énergie sont d'une indéniable
latinité, et sa colère gronde au rythme du tambour battant. Ceux qui ne voient pas
de théâtre dans la série de lettres qu'il lit, ou plutôt qu'il performe depuis
plusieurs mois entre Toronto et Montréal doivent être sourds ou aveugles. Sa Letter Three nous arrive en plein cœur du Festival TransAmériques; une occasion
formidable de la faire entendre à un plus vaste public.
Passons vite sur les qualités de présence et la fougue du
comédien, car ce serait oublier l'essentiel. Ce qui compte, c'est que Tony Nardi
dit des choses importantes, que personne d'autre que lui n'ose dire avec autant
de passion. Sa Letter Three ratisse large; il y aborde tout autant l'absence de
véritable culture canadienne, ou plutôt l'absence de valorisation de la
véritable culture canadienne, que l'hypocrisie et l'incompétence des dirigeants
des institutions et des organismes de financement de la culture, ainsi que la piètre place
de l'artiste dans la société canadienne et le manque de courage d'un milieu théâtral
incapable de débattre et d'accepter la critique. Si vous permettez, je me
contenterai ici de résumer et remettre en contexte les principales idées-force
de la lettre de Nardi, car elles correspondent assez bien à mes propres idées
sur la question. Je vous les soumets pour réflexion.
Première idée à méditer: le Canada ne propagerait qu'une
culture d'«emprunt», calquée sur la culture américaine ou européenne, dans un
esprit de soumission à la mère patrie. C'est là une thèse que Nardi évoquait
déjà dans la Letter Two (vue cet automne à l'Espace Libre), et qui n'est pas
neuve, bien qu'il la mette particulièrement bien en lumière. Le pire, selon
Nardi, c'est toutefois l'absence de lucidité du milieu artistique sur cette
question. Dans les discours officiels, dans les conversations privées, tout se
passe comme si la culture canadienne était unique, merveilleuse et innovante.
Nardi constate le contraire. Et bien qu'il parle ici du cas spécifique du
Canada anglais, il nous renvoie à nous-mêmes, québécois francophones dont la
situation n'est pas si différente. Combien d'objets artistiques inachevés,
convenus et sans surprise sont glorifiés chaque jour dans la Belle Province
sous couvert de protéger et valoriser notre culture minoritaire? Sommes-nous
affranchis de notre complexe d'infériorité par rapport à la France? Sur cette
question, j'aurais tendance à porter un jugement moins catégorique que Nardi. Car
si les Québécois envient aux Français leurs structures de production théâtrale
et leurs politiques culturelles, et s'ils sont influencés par la France d'une
manière ou d'une autre, je ne crois pas qu'on puisse encore parler d'«asservissement
culturel». Notre industrie du divertissement, par contre, se contente souvent
de calquer bêtement l'autre grand impérialiste culturel, les Etats-Unis, et ça
me semble bien plus préoccupant que notre attachement à certains codes du théâtre
français. Et comme cette culture du divertissement contamine de plus en plus
le théâtre, il est bon d'en discuter abondamment.
Deuxième idée à méditer: les institutions culturelles et les
organismes de financement sont-ils au service d'un art authentique et ancré
dans sa société ? Voilà la question essentielle posée par la Letter Three.
On pourrait la poser autrement, et Nardi en évoque différents angles, mais l'essentiel
est qu'elle met en doute les orientations des jurys de pairs et des directions artistiques des théâtres. Dans ces organisme, malgré la
bonne volonté des gens en poste, Nardi constate qu'on détermine souvent l'octroi
de subventions selon des critères discutables. Il raconte en détail ses
tentatives de financer son projet de lettres, interprétant lui-même tous les interlocuteurs
contre qui il s'est buté, de manière un brin caricaturale mais savoureuse. Toujours
le même verdict, exprimé avec les mêmes mots, ou presque: «Nous aimerions vous aider,
mais le jury n'a pas retenu votre projet.» «Pourquoi n'écris-tu pas une vraie
pièce de théâtre?», lui ont dit certains. «Tu pourrais aller prendre des cours
de jeu à Chicago», lui ont dit d'autres. Nardi, rappelons-le, a joué dans plus
de 60 pièces de théâtre en carrière. Les exemples sont grossiers, certes, mais
ils sont véridiques, semble-t-il, et Nardi les utilise pour montrer à quel
point les gens qui siègent sur les comités artistiques et les jurys ont des idées préconçues sur le théâtre et sur les attentes du public. L'argument
massue, toujours, est cette ritournelle bien connue: «le public ne veut pas de
ça». Maladies fortement répandues que celles de la dictature du public et de l'obsession
de la rentabilité de l'art en fonction d'une demande supposément bien définie.
Troisième idée à méditer: le milieu artistique lui-même ne
cherche pas à se sortir du bourbier et refuse toute parole divergente. C'est un
autre cheval de bataille de Nardi, qui raconte ici le désaveu de ses pairs et
le malaise que certains d'entre eux éprouvent à le côtoyer depuis qu'il s'est
mis à exprimer sa colère. L'absence de débat et de remise en question n'aide en
rien à propulser le théâtre canadien vers le haut, nous en conviendrons avec ce
cher Nardi, dont la colère est dérangeante mais essentielle.
J'ai malheureusement dû rater la discussion qui a suivi la
performance hier soir. Mais l'aventure se répète ce soir à l'Espace Libre, et
ceux qui s'y rendront seront conviés à un échange animé par Paul Lefebvre après
la représentation. Allez-y armé de votre propre colère et de vos réflexions les
plus inspirées. Ça fait du bien.
OFFTA: Un mix-off, une rencontre
Les Mix-Off, spectacles interdisciplinaires spontanés que
les organisatrices du OFFTA orchestrent pour une deuxième année consécutive,
réuniront ce soir les esprits créateurs du comédien-auteur-improvisateur Simon
Boudreault et de l'«artiste interdisciplinaire» Nathalie Derome. Il y a trois
semaines, ces deux-là ne se connaissaient ni d'Ève ni d'Adam. Aujourd'hui, ils
montent sur scène dans une création commune. Simon Boudreault a pris quelques
minutes pour me raconter l'expérience.
Parathéâtre: Dis-moi, comment vous y êtes-vous pris pour
travailler ensemble et vous découvrir en si peu de temps?Simon Boudreault: C'est vrai que c'est assez difficile d'apprendre
à se connaître dans ces délais-là; il faut créer la méthode de travail en même
temps que l'objet artistique. Pour pouvoir rencontrer l'autre, on est toujours
un peu obligés de se définir soi-même, et ça nous a donc amenés à une réflexion
sur l'identité et l'intimité, sur la manière dont on se perçoit et se définit
dans notre rapport à l'autre. Comme on voulait aussi créer une expérience
visuelle, on s'est mis à travailler avec des grands papiers blancs, autours
desquels on orchestre une rencontre. On mélange texte, arts visuels,
marionnettes et performance. Il y a une part de récit dans notre proposition,
mais c'est un récit morcelé, qui se présente toujours sous forme de courts
tableaux.À chaud, quelle conclusion préliminaire tires-tu de cette
expérience? En quoi est-ce nourissant de travailler ainsi dans l'urgence et l'inconnu?Plus que l'urgence, je dirais que le plus intéressant est d'être
confronté à travailler avec une personne qui ne fait pas partie de mon réseau
habituel. Ça a été plutôt facile de trouver des affinités avec Nathalie, ça a
cliqué assez rapidement, et c'est formidable parce qu'on n'aurait jamais pu se
découvrir autrement.
Pour voir le résultat de ce blind-date artistique,
rendez-vous au Théâtre d'Aujourd'hui à 19h30.