L’effondrement du cours de l’or noir marque la fin d’une époque pour l’industrie pétrolière américaine. Après des années de croissance soutenue, appuyée par de très coûteux investissements, la production de pétrole de roche-mère a baissé de 110 000 barils par jour en janvier de cette année dans les schistes de Eagle Ford, Bakken et Permian. Avec un baril bloqué à moins de 60 $, les chiffres des prochains mois montreront sans doute une baisse encore plus marquée.
Ces résultats témoignent en fait d’une diminution systématique du nombre de nouveaux forages aux États-Unis. À court de revenus et de liquidités, grevée par une dette prodigieuse, l’industrie applique violemment les freins sur les nouveaux projets.
Les schistes d’Eagle Ford, au Texas, sont les moins coûteux à exploiter aux États-Unis, avec un coût de revient d’environ 75 $ du baril. On y a foré 312 puits par mois en moyenne de janvier à septembre 2014, lorsque le cours du brut avoisinait les 100 $. Avec la chute des cours, à l’automne, les nouveaux projets sont 214 en novembre, 169 en décembre et 118 en janvier.
Même phénomène à Baken, au Dakota du Nord, où le nombre de nouveaux puits était de 189 par mois en moyenne jusqu’en septembre. En novembre, à peine 80 puits ont été forés, avec un léger regain en décembre et janvier (avec respectivement 123 et 114 puits).
Les puits de pétrole de roche-mère, on le sait, s’épuisent à 85 ou 90 % en deux ans seulement. Il faut donc sans cesse forer de nouveaux puits simplement pour maintenir la production. Ce rythme minimal de forage n’est plus respecté depuis cet automne, ce qui explique que la production totale ait chuté bien que de nouveaux puits aient été mis en exploitation.
Une industrie en pleine mutation
Les compagnies pétrolières n’effectuent pas elles-mêmes leurs opérations de fracturation hydraulique. Elles ont plutôt recours à des firmes spécialisées. Il existe actuellement 41 de ces entreprises; selon Bloomberg Business, il ne pourrait en rester qu’une vingtaine d’ici la fin de l’année. WBH Energy a déjà fait faillite en janvier, une première dans cette industrie. On s’attend à un grand nombre de fusions, de fermetures et de rachats.
À l’échelle mondiale, les compagnies pétrolières prévoient comprimer leurs dépenses d’environ 100 milliards $ cette année. L’exploration et la mise en exploitation ne seront pas seules à souffrir. Par exemple, les commandes nord-américaines de wagons-citernes neufs pour le transport du pétrole sont actuellement en déclin de 70 % par rapport à l’année passée. Il faut donc s’attendre à ce que les vieux wagons peu sécuritaires restent encore longtemps sur les rails.
Beaucoup d’analystes financiers pensent que les prix du pétrole vont bientôt revenir à la normale. Mais si le pétrole à 100 $ le baril est indispensable pour financer la recherche et pour exploiter un pétrole de plus en plus difficile d’accès, son prix étrangle lentement l’économie mondiale. Les marchés réagissent en limitant leur consommation et en cherchant des solutions de rechange du côté des énergies renouvelables, de plus en plus concurrentielles.
En somme, le pétrole à 60 $ met l’industrie en faillite et à 100 $, il pousse les clients chez les compétiteurs. Cela augure mal pour l’industrie.
« Le marché mondial du pétrole subit un changement structurel fondamental en réaction aux prix élevés, écrit Arthur E. Berman, un réputé analyste pétrolier américain. Les producteurs cherchent à survivre en comprimant leurs dépenses. (…) Bien que chacun s’attende à des prix plus élevés pour le pétrole et au retour à la normale, il se peut fort bien que nous assistions à la fin de la normalité. »
Sources :
Arthur E. Berman, The U.S. Production Decline Has Begun;
David Wethe, Half of U.S. Fracking Companies Will Be Dead or Sold This Year;
Merci pour cet article intéressant Philippe. Je me demande que les producteurs du pétrole de schiste américain ne vont pas devenir une sorte de « swing producer ». Du moment où le prix du pétrole remonte ils peuvent assez facilement redémarrer leur production. Faire un nouveau forage est beaucoup plus facile que d’investir dans les sables bitumineux par exemple. La difficulté serait alors plutôt du côté des producteurs canadiens?
C’est une idée assez intéressante et il se peut que cela fonctionne comme cela un moment. La limite, bien sûr, c’est que les meilleurs sites de forage, les plus rentables, ont été exploités en premier et qu’il ne reste que de moins bons sites, potentiellement moins rentables. La possibilité c’est que dans quelques années, le pétrole de roche-mère ne soit plus rentable qu’à 100 ou 110 $, alors que le cours serait bloqué à 80 ou 90. $
Si je comprends bien, votre hypothèse général va dans le sens suivant: On aura bientôt un prix de pétrole trop cher pour que l’économie « roule bien », mais pas assez cher à ce qu’il puisse être extrait avec profit (en tout cas pour le pétrole non-conventionnel)? Ce qui correspondra dans les faits à un pic pétrolier.
Pour être plus précis, nous étions déjà dans cette situation sans le savoir. À 100 $, comme ces dernières années, le pétrole était rentable pour les pétrolière,mais trop cher pour l’économie; et à moins de 70 $, les pétrolières perdent de l’argent et ne peuvent plus investir dans l’exploration, ni même dans l’exploitation de nouveaux puits. C’est une variation sur le thème du pic pétrolier où le déclin de la production n’a pas lieu strictement pour des raisons géologiques (épuisement de la ressource) mais plutôt parce que le coût des ressources restantes dépasse la capacité de payer es consommateurs. On spéculait avant sur le pétrole à 200 $, voire 300 $ le baril: on voir maintenant que ça n’arrivera pas, pas à grande échelle du moins, parce que le marché n’en a pas les moyens.
On peut aussi voir ça comme une crise des capitaux (dans le sens proposé par Limits to Growth et le Club de Rome): l’industrie pétrolière a besoin de 100 $ pour réunir les capitaux nécessaires à la poursuite de ses activités, mais la masse des consommateurs industriels et particuliers n’est pas capable de fournir ces capitaux sans s’endetter ou sans négliger d’autres investissements essentiels dans les services publics, l’activité manufacturière, etc.
Comme certains le pressentent depuis longtemps, l’âge du pétrole ne prendra pas fin faute de pétrole, pas plus que l’âge de pierre n’a pris fin faute de pierres. D’autres facteurs sont en jeu.
Effectivement! Ce qui est observé depuis 2005 (date du pic pétrolier), c’est une réduction très importante de l’élasticité de l’offre au prix du pétrole. C’est la cause des grandes fluctuations de prix que l’on observe depuis 10 ans.
Avec le temps, l’économie est capable de supporter un prix du pétrole plus élevé en raison de la substitution, mais cela prend du temps.
Donc avec un prix à la limite de ce que les gens peuvent payer, on peut s’imaginer comme conséquence une croissance économique plus faible et des gains d’efficacité dans l’utilisation du pétrole. On sera alors toujours dans « l’âge du pétrole » puisque cette ressource restera convoitée puisque elle n’est pas facilement substituable par d’autres ressources énergétiques.