Chants libres : la tragédie de Frida
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Chants libres : la tragédie de Frida

– Représentation de Yo soy la desintegración à la Cinquième Salle –

Chants libres - Yo soy la desintegración - 02

Depuis ses commencements, il y a plus de quatre siècles, l’opéra a eu un lien privilégié avec la tragédie : Orphée perdant son Eurydice dans les Enfers, Aïda enterrée vivante avec son amoureux Radamès… Toutefois, ces tragédies fictives font pâles comparées à celles vécues par l’artiste peintre mexicaine Frida Kahlo. Atteinte de polio étant petite, Kahlo souffrira toute sa vie des séquelles de cette maladie. À 18 ans, elle est victime d’une horrible blessure lors d’un accident d’autobus, et fera plusieurs fausses couches par la suite. Vers la fin de sa vie, elle verra sa jambe amputée et tentera de se suicider avant d’être emportée par la maladie à l’âge de 47 ans. La formule de l’opéra paraît donc tout à fait appropriée pour rendre hommage à une vie aussi fortement marquée par la maladie, les handicaps physiques et les déceptions du cœur.

Yo soy la desintegración : VINGT ANS APRÈS…

Inspirée par le journal intime de cette artiste visuelle d’exception, Pauline Vaillancourt, la fondatrice et directrice artistique de la compagnie de création lyrique Chants libres, s’est lancée dans la conception d’un opéra-performance basé sur la vie de Kahlo. En 1997, Yo soy la desintegración (Je suis la désintégration en espagnol) voit le jour. Ce périple d’art total prend la forme de 8 tableaux qui ravivent l’esprit de l’artiste peintre à travers la musique, les projections sur écran, la mise en scène et quelques éléments de décor. Les 5, 6 et 7 mai, ce même opéra était repris, vingt ans plus tard, à la Cinquième Salle de la Place des Arts.

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Pour la création, Vaillancourt avait travaillé en étroite collaboration avec le compositeur Jean Piché et le librettiste Yan Muckle. De plus, elle avait assumé la direction artistique, la mise en scène et pris le rôle de soliste, un triple défi qu’elle avait relevé une première fois avec Les Chants du Capricorne de Giaconto Scelsi, présenté en 1995 et repris en 2015. Prenons un moment pour remarquer les ressemblances intéressantes entre ces deux opéras.

deux opéras similaires, DEUX REPRISES

Tous deux d’une durée avoisinant la cinquantaine de minutes, ils reposent entièrement sur les épaules d’une seule chanteuse soprano. Dans les deux cas, Chants libres a opté pour un chant accompagné, non pas par des musiciens présents dans la salle comme comme il est d’usage de le faire, mais plutôt par une bande comportant les sons d’instruments et les textures sonores. Pour la facture visuelle, les décors impressionnants et les dispositifs sensationnels sont délaissés au profit d’un opéra plus intimiste. Le spectateur est ainsi en plus grande proximité avec la virtuosité de l’interprète dans les Chants du Capricorne et avec la vie de la protagoniste inspirée de Kahlo dans Yo soy la desintegración.

UNE ENTRÉE REMARQUÉE

Avant le spectacle, il suffit de faire un pas dans la Cinquième Salle de Place des Arts pour entrer dans l’univers de l’œuvre. Un tressage de poupées tient lieu de rideau tiré sur la scène tandis que l’ambiance est drapée dans une musique éthérée. Dans cette trame aux allures de chant de sirènes, on remarque la signature distinctive de Jean Piché, vidéaste et compositeur de musique électronique. Ces longues plages de synthétiseur rappellent immanquablement plusieurs de ses œuvres des années 80, dans lesquelles trouveront leur compte les amateurs de musique minimaliste et de Brian Eno. Nous commençons de nous enfoncer dans ces nappes de synthétiseurs lyriques, quasi cathartiques, lorsque la soprano Stéphanie Lessard s’avance discrètement sur scène. L’histoire peut commencer.

CHANT: DÉFI RELEVé !

Côté chant, Lessard s’en sort honorablement. Elle porte solidement tout le poids de cet opéra imposant, sans compter celui d’un costume impressionnant, mais plutôt encombrant, cela afin d’évoquer explicitement le corset de plâtre que Kahlo dut porter suite à son grave accident. Arriver à chanter aussi juste n’est pas une mince affaire quand on constate la quantité de défis que la soprano avait à surmonter. Par exemple, dans la formule opératique traditionnelle, la présence de musiciens dans la salle permet d’adapter le déroulement de la musique au rythme des interprètes. Dans ce cas-ci, l’interprète devait suivre coûte que coûte la bande de musique amorcée en début de performance.

Le public étant particulièrement rapproché de l’interprète, on prêtait naturellement plus attention au jeu d’acteur découlant d’un rôle aussi demandant. On aura donc remarqué quelques gestes un peu exagérés de la part de l’interprète ainsi que des enregistrements vocaux trahissant son accent québécois trop peu dissimulé. Doit-on exiger d’une chanteuse d’opéra la même chose qu’à une actrice professionnelle? Ce sont deux métiers distincts après tout.

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musique : la force des sons

Écrite par un compositeur de musique électronique, la musique est, sans surprise, particulièrement marquante lors des passages plus « sonores ». La seconde scène, celle de l’accident, est d’une violence déstabilisante. Elle choque par ses sons expressionnistes, ses salves d’images projetées sur écran, par la position prostrée de la chanteuse et par un geste scénique poignant: l’effondrement du rideau de poupées, comme un voile d’innocence transpercée. Plus tard, l’usage de la distorsion et de la synthèse par granulation magnifie l’expressivité des cris enregistrés et les transforme en respiration d’asphyxie.

Ce résultat est d’autant plus admirable qu’il est toujours risqué de confier à un musicien électronique la confection d’un opéra. Si l’acteur a l’expérience nécessaire pour éviter les pièges de jeu dans lesquels pourrait tomber un comédien moins aguerrie, il en va de même pour le compositeur instrumental: il a l’expérience de la mélodie et de l’harmonie à laquelle le compositeur électronique a le loisir de se soustraire. Également, une musique reposant aussi fortement sur la simulation par ordinateur d’instruments à cordes porte forcément les d’artéfacts des technologies de l’époque. Dans sa note de programme, le compositeur lui-même reconnaît discrètement que l’opéra pourrait paraître daté par endroit.

C’est en mélangeant des passages sonores plus sombres avec une musique plus légère, rythmée par des percussions indiennes ou conduites par des mélodies simples au piano, que Piché évoque la silhouette d’une femme tordue par la souffrance, un « ange auquel on aurait coupé les ailes » pour citer le livret.

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TEXTE : La force de l’image

À ce sujet, le texte, dense et riche, est rempli de phrases d’une grande sensibilité (« Je t’aime de tous les amours. »). On suit bien le déroulement de l’histoire jusqu’à la toute fin, moment fort du spectacle, où le récit s’évanouit dans un long segment plus poétique, porté par la musique. Projections de peau couleur rouge sang tachée de peinture noire, voile funèbre tiré sur les poupées pour symboliser la mort de l’enfance… Yo soy la desintegración regorge d’images fortes qui nous rapprochent de l’aura de Frida Kahlo.

CONCLUSION

Même si les imperfections de la production et un besoin de concision dans la mise en scène ternissent cette reprise deYo soy la desintegración, il est bon de voir, de la part de la seule compagnie de création lyrique québécoise, le produit d’une équipe aussi diversifiée et qualifiée. Il est même intrigant de la voir proposer, pour la deuxième année consécutive, un opéra à la musique légèrement plus accessible. Dans la production de 2016, The Trials of Patricia Isasa, la composition portait clairement les marques du théâtre musical ainsi qu’une instrumentation plus pop. Signe d’un changement dans la direction de la compagnie? À suivre…

Page Web de Chants libres

Page Web de Jean Piché

Page Web de Stéphanie Lessard