Jean-Louis Millette : Le voyage immobile
Scène

Jean-Louis Millette : Le voyage immobile

Énigmatique, désarmant, inquiétant, JEAN-LOUIS MILLETTE, homme aux milles visages, prête ses traits, cette fois, au Dragonfly of Chicoutimi. Face à face avec l’un des plus importants acteurs du Québec.

Cette gueule qui capte la lumière et joue des ombres de façon particulière. Ce visage que l’on connaît bien pour l’avoir vu des centaines de fois appelle pourtant toujours la même question: qui est Jean-Louis Millette? Car malgré Yves Simoneau, Denys Arcand, malgré le Confessionnal de Lepage, malgré Victor-Lévy Beaulieu, malgré Michel Tremblay, malgré tous ces révélateurs, Shakespeare, Tchékhov, Brecht, Genet, Molière, Beckett, Chaurette ou même Paillasson, l’interrogation subsiste. Que cache ce visage énigmatique?

L’homme ne peut se résumer à la somme de ses prestations. L’aura de mystère semblant flotter autour du comédien est persistante. Est-ce dû au fait qu’on lui a souvent confié des personnages à la fois oniriques et inquiétants, parfois carrément étranges? Possible. Difficile de prendre la mesure de cet homme discret. «On me parle souvent de ce mystère que je semble dégager» explique Jean-Louis Millette, avec cette voix où chaque syllabe se détache parfaitement, reconnaissable entre mille. «Je réponds que je n’ai rien à cacher mais que je n’ai rien à montrer non plus! Est-ce possible que ce soit parce que l’on m’a fait jouer des choses très différentes les unes des autres? Montréal est une grande ville mais le milieu est relativement petit. L’acteur doit nécessairement viser la polyvalence. Ça brouille peut-être les cartes.» Ne cherchez pas l’origine de l’énigme dans la personnalité du comédien. Il ne pèche ni par excès de réserve, ni par celui de froideur. La conversation à propos de The Dragonfly of Chicoutimi de Larry Tremblay, qu’il vient présenter pour la première fois à Québec, se déroule avec curiosité d’une part et extrême générosité de l’autre.

La langue perdue
Un homme s’avance sur scène. Il semble se préparer à donner une conférence de presse. Son nom: Gaston Talbot. Il n’a pas prononcé un mot depuis 40 ans. Ce soir, il reprendra la parole. Un rêve fait la nuit précédente a mis fin à l’aphasie. Mais les mots qu’il prononcera seront en anglais, alors qu’il est Québécois francophone pure laine from Chicoutimi. «C’est un anglais approximatif, rendu dans une syntaxe française, explique celui qui défend ici son premier solo en carrière. Le personnage n’a jamais appris cette langue, ça donne donc une espèce d’anglais de cuisine facilement compréhensible pour le spectateur.» L’auteur, acteur et metteur en scène Larry Tremblay (Ogre, Cornemuse, Leçon d’anatomie, Le Génie de la rue Drolet, Téléroman, Les Mains bleues, etc.) n’est pas bilingue lui non plus. Comme son héros, il est originaire de Chicoutimi. Mais à l’image d’une majorité de francophones du Québec, son univers est pétri d’anglais depuis l’enfance. Il a donc commis l’impensable: écrire une pièce dans la langue de «l’oppresseur»… Pourtant, même si The Dragonfly of Chicoutimi peut porter à certaines interprétations socio-politiques, l’auteur a d’abord conçu, construit et mis en scène cette pièce comme un drame personnel, à saveur psychologique. «Gaston se présente comme un conférencier et prétend avoir beaucoup voyagé durant sa vie, raconte Jean-Louis Millette, ce qui lui donne envie de partager ses souvenirs. De conférencier, il bascule vers la confidence et raconte à quel point son enfance a été extraordinaire, ce qui a fait de lui l’homme qu’il est aujourd’hui. De la confidence, il passera à la confession et lèvera peu à peu le voile sur le traumatisme ayant causé son silence et son brusque retour à la parole dans une langue qui n’est pas la sienne. Certains ont vu dans le spectacle une sorte d’allégorie politique. Larry n’a jamais caché que, dans son questionnement, il y avait l’importance capitale de la survivance de la langue française en Amérique du Nord. Cela dit, il n’y a rien d’agressif contre les anglophones et leur langue. A chacun de recevoir la pièce selon ses préoccupations. Mais pour moi, cette question n’a pas joué dans le travail que j’avais à faire.» Et la tâche ne fut pas simple. Pour faire la genèse du travail accompli, il faut remonter en 1994, alors que Jean-Louis Millette refusait spontanément d’interpréter le rôle de Gaston Talbot, justement parce que la pièce était écrite en anglais! L’auteur lui envoie tout de même le texte. Le comédien le lit mais demeure fort perplexe. «Ce qui m’a finalement décidé à accepter, c’était l’offre de faire d’abord une lecture publique. On a travaillé très longtemps à table. Je trouvais cela très difficile au départ car, outre le fait que ce soit en anglais, le texte ne comporte aucune ponctuation. Comme c’est une pièce où il y a beaucoup de ruptures de tons et d’émotions, il fallait faire un énorme travail d’éclaircissement. Larry aime dire qu’il a écrit un texte en forme d’oignon. Chaque fois qu’on enlève un morceau de pelure, on s’aperçoit que ce qu’il y a en dessous est de couleur différente», poursuit l’acteur. L’expérience s’avère fort gratifiante et l’offre du Festival de théâtre des Amériques de monter la pièce est acceptée par Tremblay et Millette. Une centaine d’heures pour la mémorisation durant la période de Noël et Jean-Louis Millette s’envole vers Paris pour trois mois, avant de revenir ressourcé, prêt à entrer dans l’état de grâce nécessaire à l’incarnation de Gaston Talbot.

Comédien voyageur
Depuis, les scènes de Montréal, Rome, Vancouver et bien d’autres villes ont accueilli avec bonheur ce nomade qui voyage léger. Seul en piste, l’acteur ressent le trac comme jamais. Il se bat avec l’angoisse des attentes qui se font toujours plus grandes et celle, non moins prenante, des éternels recommencements. Le parcours est sinueux, périlleux. «Le danger réside dans la complaisance. Je ne suis pas là pour m’émouvoir mais bien pour émouvoir le spectateur. Le contrôle de ma propre sensibilité est crucial. Et c’est à recommencer à tous les soirs.» Le paradoxe du comédien, tel que défini par Diderot, se veut d’autant plus évident dans un solo. Il n’y a pas d’espace d’erreur, pas de place pour les débordements mal contrôlés. La sensibilité fait les comédiens médiocres et l’extrême sensibilité les comédiens bornés. Le sang-froid et la tête font les comédiens sublimes. «On travaille avec notre mémoire affective, explique Jean-Louis Millette, mais on est toujours sur la corde raide. Il faut doser le tout très minutieusement afin d’atteindre le but visé, à savoir amener le spectateur là où l’auteur l’a voulu.» A en croire les critiques qui ont suivi chaque prestation, le voyage se vit quelque part entre le bonheur total et le sentiment de toucher à l’accomplissement parfait de l’art du jeu. Une ouvre sur l’aliénation d’un homme, rendue par un comédien qui lui, mène sa barque comme il l’entend.

La carrière de Jean-Louis Millette est jalonnée de rencontres marquantes, «d’histoires d’amour» lui ayant permis d’atteindre la pleine mesure de son talent. Les Buissonneau, Simoneau, Lévy-Beaulieu et autres créateurs ont su pressentir la complexité dostoïevskienne de l’acteur. Aujourd’hui, Millette peut se permettre de faire des choix. Travaillant toujours de façon quasi-boulimique, il s’aménage obligatoirement des espaces de liberté. Le voyage, particulièrement en destinationde l’Italie,demeure essentiel à son équilibre. Ces brèves absences lui permettent de revenir présenter, en force et en forme à travers un horaire chargé, ce «cadeau du ciel» qu’est Gaston Talbot. De ce personnage qu’il a appris à aimer comme un frère, le comédien dira: «Gaston me parle au cour. Il me ramène à l’enfance, à la poésie, à la grâce. Il veut me pousser au bout de la générosité. Et c’est un retour vers l’âme, une émotion cruelle, sauvage, violente comme l’amour et comme le théâtre, quand il a la prétention de se faire grand.»

Du 25 au 27 février
A la Caserne Dalhousie
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