Antoine Laprise : Au fil de temps
Scène

Antoine Laprise : Au fil de temps

Après Candide de Voltaire, le metteur en scène ANTOINE LAPRISE s’attaque au grand poème épique et philosophique indien, Le Mahâbhârata, avec un spectacle de marionnettes. En attendant d’adapter la Bible.

On pourrait dire d’Antoine Laprise qu’il a le chic pour concevoir de grands projets à petite échelle. Quiconque a vu Candide, à La Licorne l’automne dernier, peut difficilement oublier sa mise en scène tonique, farfelue et fertile en références en tous genres du classique de Voltaire, ramené aux dimensions d’un castelet.

Diplômé en 1990 du Conservatoire d’art dramatique de Québec, l’inventif créateur a d’abord joué sur les planches, beaucoup, avant de se mettre à la mise en scène et de fonder le Théâtre du Sous-Marin Jaune, une compagnie de marionnettes iconoclaste. Une participation remarquée à feu La Course Destination monde, en 96-97, fait un peu bifurquer sa trajectoire. Désormais basé à Montréal, Antoine Laprise exerce ses talents surtout à la réalisation (pour Bons Baisers d’Amérique et La Vie d’artiste, notamment).

Mais le jeune homme de 31 ans ne renie aucunement le théâtre, dont il goûte l’instantanéité: «C’est peut-être le dernier lieu, ici, où il reste une cérémonie, une communion. Idéalement, je veux aller plus vers l’image, mais en essayant d’intégrer dans le même médium tout ce que j’ai appris au théâtre. Et sans délaisser les planches.»

La preuve: depuis deux mois, il est de retour dans son alma mater en tant que metteur en scène invité, pour monter, avec les finissants du Conservatoire de Québec, une version marionnettique du Mahâbhârata. Rien de moins que LE grand texte de la littérature sanscrite, une adaptation qu’on pourra voir dans le cadre du Festival de théâtre des Amériques (FTA), du 26 au 29 mai.

Une autre occasion pour ce créateur très curieux, à l’oil allumé, de «s’empiffrer» d’une grande ouvre. «Ce qui m’intéresse, c’est de raconter des histoires. Il y a sur les tablettes de l’histoire de la littérature des chefs-d’ouvre absolument fabuleux. On a un bassin de merveilles dans lequel il faut aller puiser, à la fois pour se régénérer comme artistes, mais aussi pour les partager et triper sur le fait qu’on est sur terre et qu’on est capable de se raconter le fait qu’on y est… On peut créer de nouveaux textes, mais moi, ces temps-ci, je trippe beaucoup à m’approprier des choses qui ont déjà été faites. En fait, je continue à apprendre, parce que je suis affamé d’ouvres. Lire le Mahâbhârata chez soi, c’est intéressant. Mais si je le monte sur scène, je me mets dans l’obligation de l’approfondir. Et avec les gangs que j’embarque, on fait des shows qui sont à moitié de la création, à moitié un hommage.»

Et Antoine Laprise ne va pas au plus simple. Écrit sur une période de 800 ans, à partir du quatrième siècle avant notre ère, le Mahâbhârata faisait bien, à l’origine, quelque 15 000 pages… Une somme déjà réduite à 300 pages par Jean-Claude Carrière (Peter Brook en a fait un célèbre spectacle de neuf heures, en 1985, au Festival d’Avignon), et que Laprise a dû condenser à son «squelette», son intrigue principale. Le grand poème épique indien, censé rendre meilleur, raconte la préparation d’une guerre, «de tout conflit», de la généalogie des personnages jusqu’à la bataille, qui va diviser une même famille en deux clans ennemis.

«C’est vraiment l’une des plus belles histoires que j’aie jamais lues, s’enthousiasme Antoine Laprise. Elle met en jeu des questions fondamentales qu’on affronte tous les jours dans les journaux. Il y a des forces en opposition dans le monde, et quand la guerre éclate, ça nous échappe. Une fois sur le champ de bataille, comment se comporter? Comment considérer la vie à la lumière de la guerre? C’est ça, la question du Mahâbhârata.»

S’il a dû évacuer en grande partie les questions philosophiques et sociales qui composent la richesse du texte, afin de rendre l’histoire plus accessible, reste que le metteur en scène a potassé un peu sur l’Inde. «Pour comprendre vraiment Le Mahâbhârata, il faut lire autour.» Ses enseignements millénaires ont laissé des traces dans la vie des Indiens. «C’est un choc incroyable que de se confronter à cette culture-là. Les Indiens ont tout expérimenté, et ont écrit sur tout. C’est ce qui fait que c’est une grande civilisation. ll y a même eu des matérialistes, il y a 2500 ans, qui pensaient que Dieu n’existait pas. Donc, des idées très à la mode aujourd’hui…» Un héritage qui ne va pas sans désespérance. «Je pense que l’Inde ressemble beaucoup à ce qu’on sera dans 500 ou 1000 ans. Une espèce d’immense cloaque incompréhensible, avec énormément de pauvreté, de détresse. Une civilisation revenue un peu de tout.»

Avec ce spectacle aux accents tragiques, on est donc loin de la dérision au second degré de Candide. Et il faut se rappeler, prévient Antoine Laprise, que le spectacle créé par la Compagnie des Indes occidentales (!) est d’abord un exercice ayant pour but de familiariser les étudiants, dans un délai très bref, avec une culture doublement inconnue: l’Orient, et la marionnette, encore en marge en Amérique du Nord.

«On l’a associée à l’enfance, déplore Laprise. Et comme on vit dans un monde très cloisonné… C’est minable, ces clivages d’âges: la porosité entre les générations n’existe plus. D’abord, parce qu’on ne vit plus ensemble, et puis, on n’a plus le temps de se voir. Et tout ce qui a trait à l’enfance est envoyé dans une espèce de dump idéologique. C’est la seule chose dont il faut vraiment s’occuper, alors c’est évidemment la dernière dont on s’occupe, parce que c’est bien trop compliqué. Donc, tout ce qui est en périphérie de l’enfance, c’est pas pour nous. Et la marionnette est contaminée par ce préjugé-là.»

Antoine Laprise, qui a eu la piqûre en travaillant trois ans aux côtés de Josée Campanale, sait bien que son art n’a rien de mineur. Avec ses multiples niveaux de jeu, un show de marionnettes exige plus de travail qu’un spectacle «d’humains»: «Tout doit être joué précisément. C’est infiniment technique.» Mais les créatures de tissu ont des avantages sur leurs confrères de chair. «La marionnette est le prolongement de l’acteur, mais elle lui permet d’accomplir certaines prouesses dont il est incapable. Je vous défie de trouver au théâtre des combats à l’épée aussi réalistes que ceux du Mahâbhârata. Ça a toujours l’air cucul, placé… Mais avec des marionnettes, ça marche tellement qu’on a l’impression d’être au cinéma.»

Même les émotions sont au rendez-vous. «La stylisation permet beaucoup de choses. Il faut juste être plus précis dans les gestes. Le défi avec le Mahâbhârata, c’était d’exprimer des émotions plus proches de la tragédie grecque – le deuil, la haine, la rage -, et la marionnette y parvient très bien. D’autant plus que les manipulateurs jouent à vue.»

Jamais à court de projets d’envergure, pour son second spectacle, prévu à l’automne 2000, le Sous-Marin Jaune attaquera un monument de notre culture: la Bible. Une date pas du tout innocente pour un spectacle qu’Antoine Laprise promet provocateur. Et ensuite, pourquoi pas Kafka, Dostoïevski, Proust ou Montaigne? On est loin de Bobinette…

Du 26 au 29 mai
À la maison de la culture Frontenac
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