Brigitte Haentjens : Masculin féminin
Scène

Brigitte Haentjens : Masculin féminin

Depuis quelques années, il est assez fascinant de suivre l’itinéraire artistique de Brigitte Haentjens. Une trajectoire qui est celle d’une créatrice libre, sautant allégrement du TNM à une expérience en marge produite par sa petite compagnie Sibyllines, d’un solo à une pièce à onze personnages, suivant comme seuls guides ses envies et ses intuitions. Et la metteure en scène s’attaque généralement à des ouvres exigeantes.

«Il faut toujours que ce soient des projets dans lesquels je peux m’investir, explique Brigitte Haentjens. Tant qu’à passer six mois à faire quelque chose, il faut que l’ouvre soit riche pour moi, intellectuellement. Je m’ennuie assez vite. J’ai vraiment besoin, pour vivre, d’une nourriture de l’esprit.»

Sa nouvelle création, intitulée Malina et librement inspirée de l’ouvre d’Ingeborg Bachmann, origine d’un «coup de foudre littéraire» pour cette poète autrichienne. Passionnée de grande littérature, Haentjens s’était donné deux ans pour créer ce spectacle, qu’on pourra découvrir ces jours-ci à l’Espace La Veillée, à l’occasion du FTA. Un an après Je ne sais plus qui je suis – qui, déjà, intégrait de brefs extraits d’un roman de Bachmann, Franza -, elle entame ainsi un cycle de trois pièces centrées sur des personnages féminins. Des univers qu’elle explore désormais en profondeur, elle qui abordait, autrefois, surtout des mondes masculins… «En fait, ce qui m’intéresse vraiment, c’est la dualité masculin-féminin, cette coexistence dans l’imaginaire», les rapports de violence liés à la sexualité.

C’est aussi ce qu’elle a extrait de ce roman complexe, à l’écriture fragmentaire, publié en 1971 – deux ans avant la mort de l’écrivain, dans un incendie douteux – et axé sur une femme livrée à un sentiment de dislocation. «J’étais très intéressée par les personnages féminins de Bachmann, qui sont toujours dans une dynamique autodestructrice. Elle était obsédée par la soumission, le couple victime-bourreau. L’asservissement constitue une part de l’imaginaire des femmes, aussi; c’est quand même encore très présent, quoi qu’en disent celles qui prétendent qu’on n’en est plus là.»

Avec ce spectacle de nature poétique, Brigitte Haentjens est allée sur les traces d’une auteure pour «comprendre l’ouvre par l’artiste, et vice-versa». Poète lyrique et écrivain engagée, née dans la patrie de Thomas Bernhard, Ingeborg Bachmann portait «comme une plaie douloureuse» la complicité passée de l’Autriche avec les nazis, une culpabilité enterrée sous un silence de plomb. «C’était quelqu’un d’extrêmement lucide et intelligent, et en même temps, elle était dévastée émotionnellement. C’est une grande figure de la littérature germanique, mais elle a laissé une ouvre très courte. J’ai eu un choc parce qu’elle est morte à mon âge: 47 ans.»

Plongeant surtout dans la part onirique du roman, Brigitte Haentjens a travaillé d’une façon impressionniste, par une «longue imprégnation de l’ouvre», lue et relue. Un procédé intuitif, sans censure, où elle a photocopié le bouquin et découpé tout ce qui lui tenait à cour. De ce travail de recherche a émergé l’idée d’un chour masculin. «Et à cause des contraintes budgétaires, ça devait forcément être des hommes silencieux, des figurants…»

Aux côtés de dix comédiens, dont Denis Gravereaux dans le rôle du mari, Malina, on retrouvera la merveilleuse Anne-Marie Cadieux, grande complice de Brigitte Haentjens – qui s’apprête d’ailleurs à la diriger dans trois spectacles consécutifs. «Je ne sais même pas si j’aurais fait Malina avec une autre comédienne. Pour moi, il n’y avait qu’Anne-Marie qui pouvait faire ça. C’est une actrice d’une telle sensibilité…»

Comportant très peu de monologues, le spectacle tient plutôt du soliloque poétique. «Ça n’a plus grand-chose à voir avec le roman. En même temps, je pense que le cour du spectacle est très proche de Bachmann. Parce que c’est le portrait d’une femme en chute libre. C’est une biographie subjective de Bachmann. C’est abstrait et très émotif à la fois.»

«Je n’ai pas vu souvent ce type de spectacle-là, ajoute la metteure en scène, manifestement heureuse du résultat. On pourrait dire que c’est un spectacle sur la psyché féminine, sur la psyché d’une artiste, en tout cas. Bachmann décrit la façon qu’ont les femmes de tomber dans la névrose. Les femmes artistes de ma génération, on a toutes ça dans un coin de nous, qu’on ne veut pas forcément vivre et qui origine d’une difficulté à prendre la place qui nous revient. Cette peur d’occuper le centre, parce que quand tu t’affirmes, tu te sépares aussi des autres, cette difficulté pour les femmes de défusionner se traduit par toutes sortes de névroses.»

Elle-même tournée vers la vie, la joyeuse Brigitte Haentjens explore beaucoup au théâtre «la noirceur qui ne m’habite pas dans l’existence. Mais qui habite sûrement mon imaginaire, sinon je n’aurais pas besoin d’aller voir là. En mettant en scène la douleur des autres, tu la dissèques, donc tu comprends la tienne aussi».

Tout en explorant une voie onirique nouvelle pour elle, Malina montre encore une fois que Brigitte Haentjens aime bien se déstabiliser, plonger dans l’inconnu. «C’est autre chose que de faire un métier de mise en scène. Quand tu fais un travail comme ça, la part d’expression est très importante. C’est très stimulant, très épeurant aussi, parce que tu ne sais pas du tout où tu t’en vas. Mais je suis rendue à un âge où je dis: "D’la marde!" Je suis capable de mettre en scène Le Barbier de Séville n’importe quand, mais je ne veux pas faire ça toute ma vie. J’ai envie de dire des choses.»

À l’Espace La Veillée
Du 21 au 25 mai et du 30 mai au 2 juin
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