Kaeja d'Dance : La force des choses
Scène

Kaeja d’Dance : La force des choses

Avec Resistance, le Torontois Allen Kaeja clôt un cycle de création de sept ans et six pièces sur le thème de l’Holocauste. Le chorégraphe se produit pour la première fois à  Montréal.

«Quand je regarde un combat, je suis très sensible à la beauté de cette forme d’agression contrôlée.» Allen Kaeja vous regarde et rien ne peut détourner son attention. L’homme est entier, puissant, intense, déterminé. Et question combat, il sait de quoi il parle-: le chorégraphe torontois a derrière lui neuf ans de compétitions nationales et internationales en lutte olympique et judo-! Pas banal, le monsieur. Un brin obsessionnel- quand même: Resistance, la pièce que présente sa compagnie Kaeja d’Dance, dès mercredi, à l’Agora de la danse, va clore sa deuxième trilogie sur l’Holocauste.
Six chorégraphies sur l’Holocauste-? Plus précisément, une première trilogie inspirée de l’expérience vécue par son père, survivant des camps de concentration nazis et résistant des ghettos de Pologne; puis une seconde, qui aborde plus largement les rapports entre individus dans des conditions extrêmes d’oppression. Mais encore… six pièces sur finalement un thème récurrent, ça tourne à l’obsession, non-? « Il y a des circonstances familiales particulières qui m’ont conduit à travailler sur ce thème. Et c’était clair qu’il fallait que j’en parle. C’est très important pour moi d’explorer par le mouvement des problèmes, des questions qui me tiennent à coeur. D’ailleurs, je n’ai jamais hésité à aborder des sujets épineux-: en 1992, j’ai créé une pièce, Lost Innocence, à propos des enfants victimes d’abus sexuels. Mais l’Holocauste, on ne peut pas approfondir un sujet comme ça en une seule oeuvre. Quand j’eus terminé In blood, la première pièce sur ce thème, j’ai bien réalisé que ça ne faisait que commencer…»
Resistance vient donc clore un cycle de création de sept ans parfois douloureux pour Allen Kaeja et sa compagne Karen, elle-même chorégraphe et interprète, et qui partage avec lui la direction artistique de la compagnie. Après des mois de recherches, d’interviews avec des proches de son père, tous survivants de l’Holocauste, et des nuits de cauchemar, il sent le besoin de faire dboucher son travail sur une certaine universalité-: «Je voulais approfondir cette notion de résistance qui, selon moi, est tout autant une force inscrite dans la nature humaine qu’un produit de notre volonté.»
La résistance est une constante chez Allen Kaeja. Lorsqu’en 1981, il a annoncé à sa famille et à ses amis qu’il délaissait les sports de combat pour faire carrière en danse, le choc a été rude. «Quand j’ai décidé de me consacrer à la danse, explique-t-il, je n’ignorais pas le travail qui m’attendait, toutes les heures d’entraînement. Mais j’étais prêt. La transition a été nettement plus difficile pour les autres… Dès ma première classe de danse, quelque chose s’est passé-: j’ai su tout de suite, en voyant ces formes nouvelles et si belles que je pourrais en créer moi-même, et que c’était désormais la création qui allait s’imposer dans ma vie. Chorégraphier est vite devenu une nécessité, j’avais envie de voir comment je pouvais marier la physicalité de la danse à celles que je connaissais-: la lutte et le judo…»
Puis, c’est l’école du Toronto Dance Theatre, où il suit ses classes de danse, et qui le chassera de ses rangs, embarrassée par cette forte tête. Car Allen Kaeja ne se contente pas de ses classes techniques, il va connaître une véritable boulimie de création qui le poussera à présenter très tôt ses propres pièces, en plus de s’intéresser à d’autres approches comme l’improvisation et la danse-contact, une forme de travail en duo basé notamment sur l’utilisation de l’équilibre, du poids et du contrepoids. En plus, il fraie avec des chorégraphes indépendants, le comble de l’hérésie à l’époque. Alors celui qui était désigné comme une mauvaise influence pour les autres élèves s’envole vers l’Europe et y réside quelques mois, pour revenir en force. Il n’a que vingt-deux ans…
Allen et Karen Kaeja font équipe depuis dix-huit ans, autant comme professeurs que chorégraphes et interprètes. Avec le temps, ils ont développé un processus créatif qui laisse les interprètes construire l’essentiel du vcabulaire gestuel. Une approche appliquée autant aux enfants qu’aux membres de la compagnie et qu’aux élèves du Ballet National du Canada et … du Toronto Dance Theatre-!
Avant et après la fondation de la compagnie, en 1991, ils ont voyagé au Canada, aux États-Unis et en Europe pour chorégraphier, enseigner ou présenter leurs oeuvres. Deux prix prestigieux, dont le Bonnie Bird Choreography Award de Londres, ont récemment été accordés à Allen. Ils ont même touché au cinéma-: trois films ont été réalisés sur trois de leurs pièces traitant de l’Holocauste. Mais pourquoi Kaeja d’Dance n’est pas venue avant à Montréal-? Il hésite-: «Je préférais attendre et me sentir prêt à offrir une oeuvre que je sens maintenant très solide. Présenter son travail à Montréal tient du défi: le milieu de la danse a une sensibilité particulière, mais c’est aussi un tremplin pour l’Europe. Je suis maintenant prêt.»
À le voir foncer sur tous les fronts et déverser son énergie herculéenne, on se dit qu’Allen Kaeja doit ressembler à son père… Cette force de la nature s’amène enfin chez nous. Et c’est une bien bonne chose.____
Du 1er au 3 mars
À l’Agora de la danse
Voir calendrier Danse

Resistance
Allen Kaeja aime le danger. Présenter une pièce dont la thématique annoncée est aussi appuyée que dans Resistance est risqué-: elle peut fort bien rebuter ceux qui préfèrent le mouvement pour le mouvement. Mais le chorégraphe torontois nous démontre avec brio qu’une oeuvre, bien que chargée au départ des intentions de son créateur, peut livrer son sens sans étouffer l’imaginaire du spectateur.
Resistance se veut un hommage au courage de ceux qui survivent à l’oppression. Ce thème offrait à Allen Kaeja et à ses six solides interprètes un terreau fertile. Celui qui a d’abord touché au mouvement par la lutte et le judo, puis par la danse-contact, sait bien utiliser l’extraordinaire potentiel gestuel du duo et l’explorer sous toutes les coutures. Parfois, les corps s’oppoent avec puissance, et on peut deviner là la marque de l’ex-lutteur olympique-; à d’autres moments, les deux partenaires engagent leurs corps dans un dialogue où chacun offre à l’autre, dans une grande fluidité, le support et l’abandon.
Le chorégraphe fait preuve aussi d’une grande habileté à créer des images fortes avec un minimum d’éléments scénographiques: quatre bancs rectangulaires utilisés de brillante façon, comme métaphores de la lutte pour l’espace vital ou encore instruments de domination. Et la musique d’Edgardo Moreno, parfois obsédante, s’insinue avec justesse. Là où il aurait pu y avoir excès de théâtralité, le propos se déploie avec une grande puissance d’évocation mais toujours avec pudeur, sans jamais tomber dans le pathos-: par exemple, lorsque quatre membres du groupe se retrouvent sans force, et penchés face contre terre par-dessus les bancs, une femme ira vers eux, lentement, les aidant doucement à se relever. Une image d’une poignante beauté, empreinte de dignité et d’une grande humanité.
Une absolue nécessité a porté l’oeuvre de sa conception à sa réalisation-: Allen Kaeja souhaitait que Resistance réussisse à faire accéder à l’universel l’expérience vécue par son père ainsi que la sienne propre. Le chorégraphe a gagné son pari, en démontrant ici une grande maîtrise de son art, une vision personnelle forte et une intégrité rare. (Isabelle Poulin)