Marie Brassard : L’inconfort et la différence
Après le très réussi Jimmy, créature de rêve, MARIE BRASSARD profite une seconde fois du Festival de théâtre des Amériques (FTA) pour se lancer dans la création. Cette comédienne d’exception y explore La Noirceur, la peur de l’inconnu, l’amitié et la création.
Elle aurait pu s’asseoir encore un peu sur le succès de son étonnant premier solo. Mais c’est mal connaître Marie Brassard, artiste à part entière, qui cherche, risque et se met en danger. La comédienne s’apprête à plonger dans La Noirceur, celle de la création, encore une fois.
Elle continue pourtant de voyager avec l’excellent Jimmy, créature de rêve, qu’elle a joué quelque 120 fois depuis sa création il y a deux ans, au précédent FTA. Dans quelques mois, Jimmy… entraînera sa créatrice en Finlande, en Hollande, à Londres, en Australie, en Nouvelle-Zélande. Traduit en allemand, et bientôt probablement en espagnol, le coiffeur homosexuel vit même sa propre vie, indépendante de l’actrice montréalaise…
Elle-même n’est plus prisonnière d’un rêve inassouvi. Grâce à ce "grand saut dans le vide", la cocréatrice de La Trilogie des dragons, qui a si longtemps travaillé en collectif, aux côtés de Robert Lepage, s’est affranchie de la peur paralysante qui la faisait reporter cette première création en solitaire. "En fait, je suis encore terrorisée. Sauf que l’espèce de porte qui m’empêchait de faire le premier pas n’existe plus. C’est incroyable le poids de prendre la responsabilité d’une création théâtrale. C’est énorme, encore plus que je ne l’imaginais. C’est très angoissant de se mettre toute nue au milieu du monde (rires). Mais j’ai besoin de créer des choses en bas desquelles je peux apposer ma signature personnelle."
Et Jimmy… ayant fini d’évoluer, Marie Brassard éprouvait le désir de poursuivre son exploration. "J’ai vraiment l’impression que c’est le début de quelque chose. Ça m’excite beaucoup." Même si la créatrice ne semble pas encore très sûre d’elle dans ce "quasi nouveau métier". Elle est ainsi prompte à ne pas se considérer comme une auteure.
"Je pense que ma force, c’est le jeu. C’est un art qui m’est nécessaire. Je suis heureuse quand je joue. J’adore être interprète dans des spectacles et je vais le faire encore. Mais pour moi, jouer, c’est pas juste un travail d’interprétation, c’est un art en soi. Et je trouve que cet art se perd un peu, que parfois il y a une uniformisation de la manière de jouer. Il y a une façon de dire les choses qu’on voit toujours, un cliché de jeu qui se transmet. Moi, j’ai envie de chercher en dehors des clichés, d’aller voir ailleurs, d’essayer de dire les choses différemment."
Marie Brassard désire s’aventurer dans ces zones dangereuses dont on se détourne trop souvent, impératifs de rentabilité obligent. Et sa seule avenue pour y arriver, c’est d’écrire ses propres spectacles, même si ça l’angoisse énormément. "J’ai envie de me déstabiliser, en fait, de lutter contre mon propre conformisme, de faire des essais sur la manière de communiquer avec les spectateurs, sur comment on peut utiliser le corps d’un acteur de manière différente… C’est quelque chose de très mystérieux, je pense, l’art de l’acteur. Et c’est probablement la raison pour laquelle j’ai envie de continuer à explorer: je ne comprends pas tout. Le mystère de l’art de l’acteur, moi, ça me fascine."
Vivre dans la nuit
Créée de concert avec un musicien, Alexander MacSween, la nouvelle exploration de Marie Brassard aura un caractère musical très fort et un "rythme assez envoûtant". Comme dans Jimmy…, celle qui écrit en parlant, avec un magnéto, y utilise une technologie qui transforme la voix. "Je trouve que c’est un instrument fascinant. Mais contrairement à ce que les gens pensent parfois, il y a tout un travail d’acteur en arrière de ça." La Noirceur sera aussi trouée par des images vidéo de villes illuminées par des couchers et levers de soleil, tournées par Cécile Babiole. Pour ce spectacle qui porte beaucoup sur la solitude, la comédienne sera accompagnée par l’acteur Guy Trifiro.
"C’est né d’une expérience personnelle, une amitié très forte que j’ai vécue, raconte la créatrice. J’ai un ami très cher qui est mort dernièrement et ça me hante beaucoup. C’était un ami d’exception, que je connaissais depuis très jeune. La pièce est aussi sur le choc de perdre un interlocuteur. Moi, je pense que c’est la chose la plus précieuse dans la vie, d’avoir un interlocuteur, quelqu’un avec qui on peut communiquer fondamentalement, comme un frère d’esprit. C’est tellement rare."
En allers-retours entre la fiction et la réalité, La Noirceur met en scène une actrice montréalaise (celle qu’on ne voyait pas dans Jimmy…) qui invente un personnage affligé par la perte d’un être cher, afin de faire écho à la séparation qu’elle vit elle-même. Le spectacle parle donc aussi de la création. "C’est sur l’espèce de gouffre dans lequel on se jette lorsqu’on se lance dans l’inconnu pour créer et qu’on est dans l’impossibilité de nommer les choses. Pourquoi est-ce que ça nous fait si peur? Il s’agit de conquérir la noirceur, quand on est un artiste: on s’aventure sur un terrain inconnu et on essaie de mettre la lumière sur des choses qu’on n’a jamais vues. C’est ce qui fait que l’art évolue."
La Noirceur braque plus généralement son projecteur sur la peur de l’inconnu qui paralyse parfois les individus mais aussi les sociétés, les empêchant d’évoluer. L a comédienne y met en scène le parcours qu’elle a emprunté pour cette création et les angoisses que ça a provoquées chez elle. Marie Brassard a dû lutter contre sa propre peur. Elle a trouvé l’épreuve de la seconde création particulièrement dure, consciente des attentes suscitées par le succès de la première, mais désireuse d’expérimenter quelque chose de différent. "J’ai l’impression d’avoir beaucoup de choses à assumer dans cette création, c’est très lourd. En même temps, c’est une expérience fascinante."
Un spectacle encore difficile à définir et qui traiterait aussi de la gentrification des quartiers et de l’émigration de populations! À deux semaines de sa création, La Noirceur (qui voguera plus tard vers Ottawa, Berlin et Vienne) reste encore un peu… obscure, car Marie Brassard est toujours en plein travail. Et le spectacle continuera à évoluer au fil des représentations.
"J’ai hâte qu’on le joue, même si j’ai extrêmement peur parce qu’il ne sera probablement pas terminé. Mais je ne suis pas gênée de le montrer. Je trouve que ça fait partie du sujet de mon spectacle d’avoir le courage d’y aller devant le monde (rires). J’aime aussi l’idée qu’on montre concrètement sur scène à quel point un artiste, c’est vulnérable. L’art, c’est aussi le risque, le doute, et pas nécessairement la virtuosité, la maîtrise totale ou des performances éblouissantes. Moi, j’aime mieux montrer les failles, le manque, la peur, l’impossibilité. C’est ça, l’art: c’est fondamentalement humain."
Du 23 au 26 mai
À l’Usine C