Joël Beddows : Le jardin aux portraits
Scène

Joël Beddows : Le jardin aux portraits

Avec La Société de Métis, Joël Beddows signe la mise en scène d’une pièce énigmatique où la beauté d’un éden paradisiaque contraste avec la laideur du narcissisme des êtres. Rencontre avec l’architecte théâtral.

Il n’en est qu’à sa cinquième mise en scène et, pourtant, on imagine qu’il a des décennies d’exploration scénique derrière lui tant son discours est juste et réfléchi. Et il a rayonné ces dernières années, notamment en tant que directeur du Théâtre la Catapulte d’Ottawa et en tant que metteur en scène, entre autres du brillant Testament du couturier de Michel Ouellette, qui lui a valu le Masque de la production franco-canadienne en 2003 ainsi que la Palme de la meilleure mise en scène 2002-2003 du Cercle des critiques de la capitale. Et la liste se poursuit, notamment avec le prix John-Hirsch qu’on lui a décerné en septembre dernier.

Et voilà qu’à l’invitation de Denis Marleau, il présente sa première mise en scène au Centre national des Arts.

Intéressé depuis un moment par l’esthétique de Normand Chaurette – son projet terminal à l’université portait sur l’une de ses pièces -, Beddows a hésité entre deux de ses œuvres: Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans et La Société de Métis étaient alors sur la table. Ayant déjà inclus deux collaborateurs dans son projet – le comédien et directeur artistique du Théâtre français de Toronto Guy Mignault ainsi que le scénographe et directeur artistique du Théâtre Blanc de Québec, Jean Hazel -, il tranche pour La Société de Métis, se surprenant que cette pièce n’ait pas meilleure réputation.

Considérée comme une "œuvre de jeunesse" par son auteur, La Société de Métis (1983) prend racine dans les rutilants jardins de Métis-sur-mer, où règne l’imposante et milliardaire Zoé Pé (Érika Gagnon). Entourée de trois invités – le bel aveugle Octave Gredind (Hugo Lamarre), l’enflammée Pamela Dicksen (Lina Blais) ainsi que le mystérieux capitaine des pompiers Casimir Flore (Guy Mignault) -, elle profite de son domaine fastueux où elle a tout acheté, jusqu’à sa propre fleur. Par un après-midi ensoleillé, elle se rend compte qu’un peintre, caché dans l’ombre des marais, esquisse des portraits d’elle et de ses amis. Dès lors, une seule idée l’obsède: celle de gagner l’éternité en se procurant les tableaux. Et rien ne l’arrêtera pour y parvenir.

Après un refus ferme du peintre qui ne veut vendre ses tableaux, Zoé Pé est prête à toutes les bassesses afin de "vivre une deuxième vie dans un musée", allant de flatteries en manipulations, en passant par les menaces. "On est carrément dans le kitsch, remarque le metteur en scène. Ces icônes existent dans un monde de trop-plein. Il y a trop d’objets dans la maison, il y a ce désir d’immortalité trop présent… Un trop-plein d’alcool, un trop-vide de sens dans la vie, tout est énorme: les jardins avec le pavot bleu qui ne devrait pas exister dans ce climat."

Écrite depuis plus de 20 ans, la pièce a été retravaillée par son auteur, lui donnant encore plus d’éclat dans la poésie étrange qui lui est propre, et tenant compte de la vision de Joël Beddows. "Je pense que La Société de Métis, c’est le rêve de Normand Chaurette après avoir vu les Jardins…, avance Beddows. Il y a toutes sortes de références au rêve dans le texte; c’est le rêve du passé, du souvenir des étés qui nous ont marqués. Et la partie noire est tout aussi riche, celle de la hantise du sujet pour le créateur. C’est quelque chose qui me tourmente. Ces sujets qui nous hantent… Comme s’il y avait une présence derrière l’œuvre et, parfois, les gens la sentent. Ça revient au concept de l’aura du philosophe Walter Benjamin. Je pense qu’il parlait en partie de cette tension qui existe entre le souvenir du sujet et le sentiment du sujet par rapport à l’œuvre. Cette tension est porteuse de sens, et la pièce traite de cela", remarque Joël, en soulignant qu’il s’agit d’un texte en dentelle et que sa relecture scénique a été un réel "travail de minutie".

LES CADRES DE NARCISSE

Esthète, Joël s’imprègne habituellement d’un artiste-peintre ou d’un tableau en particulier pour en faire la source d’inspiration de sa mise en scène. Pour Cette fille-là (2004), William Turner le suivait partout, alors que pour Le Testament du couturier (2003), les Riopelle et Roméo Savoie étaient dans son esprit. La pièce étant déjà fortement imagée et influencée par l’art de la peinture, qu’en est-il pour cette production? "Ce sont les cadres qui m’ont inspiré cette fois-ci, lâche-t-il après que se soient écoulées 12 secondes de réflexion. Ce que le pop art nous a enseigné, c’est que c’est avec le cadre que l’on crée l’art. Parce qu’un encadrement est en quelque sorte une mise en contexte qui projette le sujet vers l’esthétisme." Après avoir réfléchi longuement, il renchérit: "Je crois que je ne suis pas allé avec des tableaux cette fois-ci parce que c’est quelque chose de structurel, voire structural. Dans la conception du jeu, dans la conception des corps, dans l’espace. Il y avait certainement le sculpteur Giacometti par moment… J’ai un livre sur l’art minimal; sans nommer un artiste, je dirais que les sculptures minimales m’ont influencé."

Traversée par la légende de Narcisse, la pièce, en fragments et en miroirs, traduit bien le sentiment qu’on a rattaché à l’histoire de ce fils de Liriope et du fleuve Céphise de la mythologie grecque. "Le questionnement qui se rapporte à Narcisse porte sur la création artistique comme un acte narcissique. En ce sens que le "moi" et le "je" se retrouvent toujours dans une œuvre, peu importe ce qu’on fait et aussi abstraite soit-elle. Le créateur n’y échappe pas, c’est comme le mal qui accompagne le bien, c’est la création. À partir du moment où on dit: "l’art existe pour nous rendre éternels", c’est une perversion de l’art. (…) Et c’est très paradoxal. En tant que créateur, il y a une partie très généreuse dans ce que je fais et il y a une partie très narcissique. Et puisque le narcissisme a été jugé dans nos sociétés comme un mal, il faut trouver le bon degré, la bonne dose, le niveau nécessaire et souhaitable, et surtout quelle est la partie qui peut mener à la destruction de nos propres œuvres par le désir d’immortalité", note le créateur.

Truffée de symboles et construite telle la suite pour piano Tableaux d’une exposition (1874) du compositeur russe Modest Moussorgski, la pièce allie réflexions sérieuses et humour singulier sur les questions de la place de l’art dans nos vies et dans la société. "La pièce dit surtout qu’une fois que l’art est perverti, il n’existe plus. Il y a beaucoup de façons de pervertir l’art, en faisant en sorte qu’il soit un objet mercantile; on peut prostituer l’art… L’art est quelque chose de sacré, d’unique, de beau avec un "B" majuscule. Ça nous permet de nous transporter vers d’autres compréhensions de soi-même et de l’autre."

Fasciné par les questions éthiques face à l’art, Joël se considère avant tout comme un conteur d’histoires. L’entrevue prend fin, alors que la nervosité du dynamique metteur en scène augmente à deux semaines de la première. S’il reconnaît être exigeant avec son équipe, il fait surtout preuve d’une grande rigueur dans sa recherche, fouillant la genèse de l’œuvre, dont les premières esquisses furent une bande dessinée, et se laissant imprégner par les créateurs et les générateurs d’idées qui l’entourent. "Je suis très soucieux des 15 premières minutes de mes pièces, parce qu’il y a une mise en codes qui se fait à ce moment, très importante pour assurer la suite des choses. Ce sont les points de repère pour avoir accès au sens de la mise en scène et du texte", conclut Joël Beddows. L’architecte a achevé son dessein, à vous maintenant d’en contempler la finesse.

Du 23 au 26 novembre à 20 h
Au Studio du CNA
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