Lorraine Pintal : Coup de grâce
Scène

Lorraine Pintal : Coup de grâce

Avec La Charge de l’orignal épormyable, la metteure en scène Lorraine Pintal fait une ultime incursion dans l’oeuvre de Claude Gauvreau. On discute avec elle de la nécessité de résister aux rouleaux compresseurs qui nous entourent.

Les origines de La Charge de l’orignal épormyable sont un peu floues. Écrite en 1956, la pièce de Claude Gauvreau aurait été créée en 1970, peut-être au Gesù. Chose certaine, elle a été mise en scène par Jean-Pierre Ronfard, au TNM, en 1974, soit deux ans après Les oranges sont vertes, puis par André Brassard, en 1989, au Quat’Sous, un spectacle qui fut ensuite repris au TNM.

"C’est un choc, cette pièce, lance Lorraine Pintal. C’est encore un coup de poing aujourd’hui, alors on peut imaginer ce que c’était à l’époque!" Pour celle qui dirige le TNM depuis 1992, et qui y a déjà monté Les oranges sont vertes (1999) et L’Asile de la pureté (2004), il y a une véritable histoire entre le TNM et Gauvreau. "Bien sûr, on a souvent monté Molière et Shakespeare au TNM, mais on a beaucoup plus monté Réjean Ducharme et Claude Gauvreau que, par exemple, Marcel Dubé ou Gratien Gélinas. C’est tout à l’honneur des anciens directeurs artistiques. Et c’est aussi pourquoi, je pense, le public commence enfin à connaître Gauvreau et à le reconnaître comme un auteur de génie."

DEFONCER LES PORTES

Sous des allures de colosse, Mycroft Mixeudeim est un être pur et naïf, un artiste que quatre pseudo-analystes du comportement humain persécutent pour détruire en lui ce qu’il y a de plus beau, pour le déposséder de ses talents et de ses idéaux. Les bourreaux sont incarnés par Éric Bernier (Lontil-Déparey), Céline Bonnier (Laura Pa), Francis Ducharme (Becket-Bobo) et Sylvie Moreau (Marie-Jeanne Commode). Didier Lucien est le sadique Letasse-Cromagnon, dont la visite sera déterminante, et Pascale Montpetit, la belle Dydrame Daduve.

Toujours sur le qui-vive, blessé au plus profond de lui-même par la mort de la fille d’Ebenezer Mopp, l’orignal fonce épormyablement dans les portes closes. Est-ce que l’Amour, au sens large, autrement dit ce qui distingue l’homme de l’animal, saura triompher de l’humiliation et de la haine? C’est là l’enjeu principal de la tragédie de Gauvreau. Bien entendu, il s’agit d’une féroce critique de l’étouffante société québécoise des années 50. Mais le combat contre l’étroitesse d’esprit est-il vraiment gagné?

Mycroft n’est pas fou, c’est un homme qu’on cherche à faire passer pour un fou, qu’on rend méthodiquement fou. "Ce qui fait de Mycroft un être différent d’Yvirnig dans Les oranges sont vertes ou de Donatien dans L’Asile de la pureté, explique Pintal, c’est que ce n’est pas un paranoïaque. Ce n’est pas un malade. Mycroft, c’est quelqu’un qui a été brisé par une peine d’amour et que des gens ont pris en charge pour le torturer mentalement, vampiriser son sang de poète et étouffer son verbe souverain et subversif. Autrement dit, c’est un être qui est vraiment torturé, victime de vraies tortures, de vraies humiliations, de vrais actes sadiques, et c’est sa force surhumaine, sa force de création et sa lucidité qui lui permettent de vaincre."

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UNE NATURE REBELLE ET COMPACTE

Lorraine Pintal a donné Yvirnig à Pierre Lebeau, Donatien Marcassilar à Marc Béland, et cette fois, elle offre Mycroft Mixeudeim à François Papineau. Mais pourquoi avoir fait les choses dans cet ordre? "J’ai eu peur de me confronter à La Charge…, avoue-t-elle. La liberté que les textes de Gauvreau donnent à un metteur en scène, à des acteurs et à des concepteurs, c’est vertigineux. En plus, quand je suis arrivée au TNM, ça ne faisait pas longtemps que Brassard avait monté la pièce, et de surcroît avec génie. Je ne me voyais pas être confrontée à sa mise en scène, à l’interprétation remarquable de Jacques Godin… Cela dit, je suis très contente de faire La Charge… en dernier. Parce que si je l’avais faite en premier, je serais sans doute tombée dans le piège de situer l’action dans un asile."

Avec le scénographe Jean Bard, le concepteur d’éclairages Michel Beaulieu, le concepteur de costumes Marc Sénécal et le compositeur Walter Boudreau, la metteure en scène a plutôt imaginé un univers où la forêt, territoire psychanalytique par excellence, est bien présente. Une réplique du héros a servi de déclencheur: "Je suis ici depuis trop longtemps. Je ne serais pas capable de faire un pas. Je ne pourrais pas trouver ma route. Une nature rebelle et compacte nous entoure." "La description de Gauvreau est très claire, explique Pintal. C’est un lieu isolé, entouré d’une nature sauvage. On l’a pris au mot! On a imaginé un repaire, très loin dans la forêt, quelque chose qui pourrait ressembler à un centre de détention comme Guantanamo ou Abou Ghraib, un endroit où des tortionnaires humilient des prisonniers, les poussent à se déshumaniser, et se déshumanisent eux-mêmes."