Denis Marleau : Explosion du verbe
Scène

Denis Marleau : Explosion du verbe

Partition brillante livrée par un quatuor prodigieux, Oulipo show entonne un hymne à la langue où la déraison n’exclut pas le sérieux. Denis Marleau décoiffe la langue sans perdre la maîtrise de son art.

De pair avec le Collège de Pataphysique cultivant l’irrévérence et l’autodérision, l’école de l’Oulipo avait choisi dans les années 1960 de "traiter l’avenir comme une gerbe de solutions imaginaires c’est-à-dire de potentialités", croisant la littérature et les mathématiques pour délier le verbe de l’académisme et autres carcans. L’atelier tenu entre autres par Queneau, Pérec et Calvino inspira Marleau à ses débuts avec comme principe d’imposer des contraintes au langage pour explorer ses possibilités.

Vingt-trois ans après sa création, Oulipo show n’a rien perdu de sa verve jubilatoire portée par les quatre acteurs de la création d’origine qui livrent une éblouissante performance. Le génie de ce spectacle-collage repose en effet sur la technique virtuose de Carl Béchard, Danièle Panneton, Bernard Meney et Pierre Chagnon dont l’impeccable diction permet la maîtrise de ces exercices verbaux chorégraphiés au quart de tour. On y va d’un extraordinaire Poème pour bègue de Jean Lescure interprété par Meney à une déclinaison en innombrables variations d’un voyage en autobus tirée des célèbres Exercices de style de Queneau. Entre des jeux sur la répétition (d’une syllabe, d’un mot), des exercices de diction exagérée (Béchard offre un formidable numéro d’Anglais charcutant le français), on trouve un délicieux pastiche de La cigale et la fourmi transformée en La cimaise et la fraction interprétée par Panneton, et plusieurs autres délinquances du verbe.

L’art du délire orchestré

Jouant à merveille sur les effets de rythme, d’intonation et de cadence, Marleau transforme la parole en musique et exploite la théâtralité de ces textes qui, portés à la scène, révèlent l’extraordinaire pouvoir de la langue et du comique que ses déformations provoquent. La scénographie dépouillée avec un éclairage braqué sur les visages permet au langage d’occuper l’avant-scène. Les acteurs à la gestuelle minimale et au jeu mécanisé se fondent en un seul corps choral qui exclut toute psychologie et déleste notre époque envahie par le culte de la personnalité. En résulte une inspirante démonstration d’un théâtre de l’épuré, mais aussi une certaine déshumanisation. La forme morcelée du spectacle peut lasser, car on atteint vite l’état de satiété à l’écoute de ce sabir déferlant, mais Oulipo show galvanise autant qu’il étourdit. Au bout des cinquante minutes de cette partition hypnotique surgit le joual de notre Tremblay national qui fait vibrer, pur bonheur, notre musique québécoise au milieu des mots parisiens. Pour ses trente ans, le théâtre Ubu s’offre une fête du verbe débridée, mais réglée par l’infaillible mécanique de Marleau, le grand horloger.