Tristesse animal noir : Parfum de soufre
Scène

Tristesse animal noir : Parfum de soufre

Imparfaite, mais d’une extrême originalité, Tristesse animal noir saisit au corps en diffusant ses notes mélancoliques chargées de soufre et de troublantes réflexions existentielles.

Tel un animal sauvage, étrange et mystérieux, la pièce de l’auteure allemande Anja Hilling ne se laisse pas apprivoiser facilement. Sa forme unique qui mêle des dialogues à une prose littéraire truffée d’images poétiques est en soi un défi pour le metteur en scène. Armé de son légendaire goût du risque, Claude Poissant était tout désigné pour s’attaquer à cette oeuvre déroutante qui fascine autant par sa forme que par son propos inquiétant.

Construite en trois parties distinctes, la partition hétéroclite raconte la descente aux enfers d’individus qui se croyaient hors de tout danger, et les moyens variés qu’ils trouvent pour s’en sortir. Ébranlant leur vanité de petits-bourgeois assis dans leur confort, qui se narguent et se blessent avec un doux sarcasme, l’auteure place sa bande d’amis en pique-nique en forêt face à un terrible incendie qui bouleversera leur vie et mettra au ban leurs certitudes. Le feu est suggéré par une simple fumée et une narration aussi belle que terrifiante que Poissant a partagée entre les acteurs. Cette prose dense et charnelle décrit l’action de l’intérieur, utilisant la deuxième personne, interpellant le spectateur dans son propre rapport au danger, transmettant l’horreur physique à travers des mots d’une puissante évocation. Le texte est livré parfois avec force (Marie-Ève Pelletier brille par son jeu d’une féroce assurance, et David Boutin, par son charisme naturel), parfois avec moins de conviction (le sex-symbol incarné par Robin-Joël Cool manque parfois de vigueur et le jeu des autres interprètes varie selon les scènes), mais l’effet général est celui d’une expérience extrême et captivante.

La mise en scène minimaliste de Poissant, accompagnée de trois acteurs-musiciens qui font le pont entre les scènes, rend justice à la voix singulière de l’auteure. L’immobilité des acteurs contraste avec le déchaînement de la nature qu’ils racontent, amenant une charge émotive puissante par sa retenue. Au spectacle de l’horreur succédera le deuil où les vrais sentiments feront surface et révéleront le mensonge sur lequel reposaient les vies avant, au temps de l’innocence. La petite apocalypse raconte la tristesse des catastrophes qui déciment l’humanité, mais aussi celle de la superficialité des préoccupations avant la rencontre avec l’animal, le feu, la nature chaotique qui éveille une conscience endormie face aux questions de justice et de culpabilité.

Construite comme un suspense, d’un souffle puissant diffusant son effet hypnotique et étouffant comme un parfum de soufre, la fable tragique et grinçante de Hilling réussit un mariage insolite entre les musiques des corps et des âmes. Du théâtre exigeant qui renouvelle le genre et fait vivre de ces rares expériences artistiques qui font littéralement perdre pied.