FTA / Emmanuel Schwartz, Clara Furey, Mélanie Demers et Olivier Choinière : Quatuor décomplexé
Scène

FTA / Emmanuel Schwartz, Clara Furey, Mélanie Demers et Olivier Choinière : Quatuor décomplexé

Des petits objets peuvent naître les grandes idées. Décomplexée, décloisonnée, atypique, la nouvelle scène montréalaise peut désormais se mesurer aux grandes. Quatre jeunes Québécois qui font leur entrée au Festival TransAmériques cette année incarnent cette nouvelle garde d’artistes qui traversent toutes les frontières, qu’elles soient artistiques, historiques ou culturelles. Ils s’appellent Emmanuel Schwartz, Clara Furey, Mélanie Demers et Olivier  Choinière.

Don Quichotte du 21e siècle

Personnage excentrique qu’on a vu dans Littoral et Ciels de Wajdi Mouawad, avec qui il a fondé la compagnie Abé Carré Cé Carré, le comédien, metteur en scène et auteur Emmanuel Schwartz salue l’apparition sur la scène montréalaise « de créations qui percutent par leurs différences fondamentales et forment de nouveaux genres de croisements entre les arts. Ma génération crée de plus en plus des spectacles atypiques et les institutions sont prêtes à les recevoir », clame-t-il. Après une proposition formelle éclatée avec Chroniques, Nathan, la fresque théâtrale créée au FTA, renoue avec la grande tradition du récit, qu’il passe au tordeur du 21e siècle. Après avoir réussi son autocombustion, Nathan s’invente une généalogie pour devenir immortel. « Je me suis demandé comment la fiction pouvait agir comme agent libérateur face à nos déceptions et nos ambitions, explique Schwartz. Le handicap physique de Nathan est une métaphore pour parler de son inaptitude à soutenir la vitesse du monde. Il s’accroche à des idées archaïques, à de vieux récits, et se prend pour un prophète pour ses contemporains, mais les personnages entrent en désaccord avec sa fiction. C’est un grand déçu qui échoue. » Sorte de Don Quichotte moderne, mégalomane et désenchanté, Nathan fabrique une épopée qui se fragmente. « C’est un récit épique, mais je suis de mon époque et le spectacle est en constante digression par rapport à lui-même. » À l’origine de cette création, il y avait le Yi King, le livre chinois des transformations que Schwartz tient dans ses mains. « La bible taoïste nomme en 64 tableaux toutes les réalités à travers lesquelles l’être humain peut passer dans sa vie. C’est une conception religieuse moins linéaire que l’interprétation occidentale. Il y a quelque chose dans la dislocation du temps qui convient à notre narration contemporaine. » De l’épopée à l’Orient, la quête identitaire de Nathan est bel et bien québécoise, éclatée et contemporaine.

Piano forte

Fruit d’une longue collaboration entre un routier de la danse contemporaine québécoise, Benoît Lachambre, et la jeune créatrice Clara Furey, Chutes incandescentes puise aussi dans la culture orientale. « En travaillant sur le Rãmãyana, Benoît s’est rendu compte qu’il y avait des connivences entre ses rêves et ce grand poème hindou, explique Furey. Il a fait des liens entre sa mythologie personnelle et celle de toute une culture. » Croisement de l’Orient et de l’Occident, le spectacle mis en scène par Lachambre et en musique par Furey devait être un solo, mais à la suite d’une blessure, la danseuse a dû reporter la création, transformée en un « solo pour deux corps ». « Les malheurs ont fait qu’on a eu le temps d’épurer et d’arriver vraiment à ce qu’on cherchait », se réjouit Furey, qui signe la musique, des textes de chansons inspirés du poète soufi Rûmi, et qui fait chanter Lachambre. « On fait ressortir quelques figures archétypales, des personnages masculins, féminins, vieux et jeunes, et ils voyagent entre lui et moi. Il y a Râvana, le mauvais démon, qui a fait du mal à tout le monde et dont le coeur fond au moment de mourir. On suit sa descente vers la mort. » L’autre protagoniste est ce piano, conçu comme une « extension de leurs corps ». « C’est la caisse de résonance de nos états, du passé et du futur. » La musique ne résonne pas seulement dans les écouteurs que Furey porte sur ses épaules, mais au coeur de la démarche. Persuadée que « le regard marginal de Lachambre permet d’ouvrir l’esprit, ce qui est essentiel pour se sortir de n’importe quelle crise », Furey se désole toutefois des conditions difficiles pour les artistes actuellement. « Le gouvernement ne donne pas envie du tout de créer. En même temps, c’est vital pour la société en ce moment. C’est la poubelle de l’inconscient collectif. Il faut que ça sorte! »

Madame Jekyll

Réputée pour son art résolument politique, offrant depuis 2006 de la danse-performance en forme de manifestes explosifs (Junkyard/Paradis), Mélanie Demers met cette fois à l’épreuve l’implication du spectateur avec Goodbye. « C’est un spectacle plutôt « dégagé », plus personnel, où on interroge l’engagement du public parce que, ultimement, si ça ne s’imprime pas dans le coeur et le corps du spectateur, ça n’a pas de résonance. » Grâce à un dispositif où le spectacle se remet lui-même en question, Goodbye aborde avec ludisme le thème pourtant grave du deuil. « On s’est interrogé sur les grands et petits deuils du quotidien, sur la perte, l’absence, la mort et sur son contraire, la création. » Elle-même surprise de la facture intime et léchée de sa pièce qui s’inscrit un peu à contre-courant de la soudaine vague de soulèvements sociaux (qu’elle voit comme une lumière au bout du tunnel), Demers s’est laissé éclairer par la création, en témoigne l’ampoule qui rappelle un travail sur la lumière à la base de Goodbye. « J’aime parler d’un spectacle comme d’un monstre qui s’éveille. Au départ, c’est comme Dr. Jekyll and M. Hyde: c’est toi qui contrôles et prends les décisions, mais au fur et à mesure, le spectacle devient plus fort et te domine », rigole-t-elle. Posant l’acte de création comme une question, Demers a cherché à savoir « si on a une capacité de se réinventer à travers les pertes, d’échapper à soi-même, de créer, ou si on est esclave de son ADN, de sa culture, de son éducation ». Entourée de ses fidèles collaborateurs, Demers croit que dans les conditions actuelles, les artistes « n’ont pas le choix de réfléchir ensemble ». Quant à sa danse théâtralisée qui mêle la performance, les mots et le mouvement, elle évoque les créateurs « décomplexés » d’aujourd’hui qui ne se bardent plus des catégories et utilisent les outils qui les servent. L’invention est maître.

La musique adoucit les moeurs?

Le désir d’être ensemble est aussi le mot d’ordre du dramaturge Olivier Choinière et des directeurs artistiques avec lesquels il a fondé le Théâtre Aux Écuries l’automne dernier. Le besoin de revenir à une collectivité qui transpire de tous les pores de la peau de la société québécoise aujourd’hui avait inspiré Chante avec moi (2010), reprise au FTA avec ses 50 acteurs. « Je voulais un portrait de société sur scène. À la base, c’est une belle utopie: un groupe de gens différents qui chantent en choeur. Comme si les étudiants, Charest et les hommes d’affaires marchaient main dans la main dans la rue. Par la suite, ça vire au cauchemar. » Critique de l’obéissance aveugle et de l’envahissement de nos vies par le spectacle, Choinière décortique avec cette pièce chorale les rouages du processus de conditionnement en le faisant vivre au spectateur, d’abord séduit par ce groupe communiant dans la chanson, puis pris au piège de la mélodie accrocheuse. « C’est la force de tout système, et de tout spectacle, de récupérer ce qui est à la base spontané et d’en faire quelque chose qui n’a plus de vie. Ce qui m’intéresse, c’est comment on obéit à toutes sortes de conditionnements de manière consentante. La chanson participe de cette dynamique-là. » L’innocente petite boîte à musique qu’il tient entre ses doigts peut donc faire dégénérer ceux qui tombent sous son charme, comme « le spectacle peut manger le théâtre », défend celui qui a récemment suscité la controverse avec son Projet blanc et qui croit que les créateurs doivent mettre « leurs colères et passions de citoyens sur la scène. Je trouve le théâtre en retard par rapport à l’actualité: on a des pièces plus engagées, mais notre manière d’aborder le politique sur scène n’a rien à voir avec ce qui se passe dans la rue ». Et il s’en passe, des choses. L’appel est lancé.