Romeo Castellucci : Jésus-Christ démasqué
Scène

Romeo Castellucci : Jésus-Christ démasqué

Auréolée de scandale et de mystère, Sur le concept du visage du fils de Dieu de l’Italien Romeo Castellucci arrive au FTA après avoir ébloui les scènes européennes. Quand la nudité de l’homme mène au sacré.

La scène est à la limite du supportable. Presque muette. Un vieillard incontinent se répand sur scène et son fils le nettoie, patiemment, à plusieurs reprises. Image forte et éprouvante d’atteinte à la dignité, tout cela sous le regard d’un immense visage du Christ, le Salvator Mundi de Messina, qui observe l’homme avec ses deux mille ans d’histoire. "Avant d’être le Christ, c’est le premier visage, le fondement du visage par la peinture, explique Castellucci dans un français élégant. Il n’appartient pas à la religion catholique, mais à l’identité commune. C’est une image vivante, universelle, évangélique et chrétienne de la première condition humaine, mais il y a beaucoup de tabous autour de l’identité du Christ."

Castellucci, fondateur en 1981 de la Socìetas Raffaello Sanzio, un des théâtres les plus radicaux et expérimentaux d’Europe, utilise le portrait du Christ en Ecce homo, présenté au peuple par Ponce Pilate, qui rejoint l’humanité. "Je voulais plonger l’image du Christ dans la réalité humaine, représentée par la matière et des gestes qu’on vit tous les jours dans les maisons, comme nettoyer la merde avec une éponge. De l’hyperréalisme concret s’ouvre une grande métaphore de la condition humaine. C’est un spectacle sur l’expérience du vide: l’homme se vide et perd une partie de lui devant nos yeux, alors que le Christ abandonne sa divinité pour entrer dans la chair de l’homme. La matière rejoint la métaphysique, la finitude de l’homme. On passe de la scatologie à l’eschatologie."

Faisant subtilement basculer la trivialité vers le sacré, Castellucci ramène le mystère chrétien à celui de la matière, la fin du monde à celle d’un vieillard auquel le spectateur s’identifie par un savant jeu sur le regard. "Le spectacle est construit autour du voyeurisme, qui est l’élément central du théâtre, précise-t-il. C’est une géométrie triangulaire du regard qui rebondit sur nous-mêmes: on regarde, on est regardé et on finit par se voir soi-même dans les yeux du Christ qui nous fixe." En surimpression sur ce visage apparaît ensuite la phrase: "You are my shepherd" ("Tu es mon berger"), puis le mot "not", qui révèle la phrase entière: "You are not my shepherd". "C’est un message de reconnaissance et une accusation sur la perte de foi", poursuit Castellucci, qui rappelle que l’ambiguïté est au coeur du spectacle.

Énigmatique et polysémique, la scène intime de ce fils lavant son père incarne l’extrême vulnérabilité de l’homme régressant vers l’enfance, un chant qui mêle la souffrance et la honte à la compassion. "Laver et essuyer la merde sont les premiers gestes d’amour qu’on pose à l’endroit de l’enfant, explique Castellucci. Il n’y a pas de baisers ni de "je t’aime", mais le spectacle est un chant d’amour représenté de façon non conventionnelle."

La radicalité du théâtre atypique du dramaturge, grand plasticien et innovateur hors pair, suscite l’admiration, mais a aussi provoqué de vives réactions chez certains intégristes catholiques. "Le spectacle n’a rien de blasphématoire ni de doctrinal, se défend l’homme de théâtre. Les accusateurs n’avaient même pas vu le spectacle et ne savaient pas de quoi ils parlaient. Je crois que l’Église actuelle est jalouse du fait que l’art contemporain possède ce pouvoir spirituel qui lui échappe. Comme disait Pasolini il y a 30 ans, l’Église s’est trompée en embrassant les médias. Il y a eu une perte d’esprit." Bien qu’il concerne le corps, le théâtre performatif et méditatif de Castellucci défriche pour sa part les zones inexplorées de l’esprit qu’il démystifie sans en perdre la profondeur.