Sébastien Soldevila et Shana Carroll : Le cirque souverain
Scène

Sébastien Soldevila et Shana Carroll : Le cirque souverain

Il y a dix ans, sept artistes créaient un cirque intime, à leur mesure, pour se rapprocher du public et battre au pouls de leur époque. Les 7 doigts de la main ont depuis conquis le monde entier. Sébastien Soldevila et Shana Carroll, metteurs en scène et membres fondateurs de la compagnie montréalaise, racontent leur dernière création, Séquence 8, qui ouvre le 3e festival Montréal complètement cirque, et l’évolution de cet art qui déserte les traditions et explose au Québec.

Elle est née en Californie, lui, en France. Le Québec les a réunis autour de la grande institution montréalaise placée sous le signe du soleil, à la croisée des chemins et des traditions circassiennes. Couple dans la vie et dans le travail, ils ont fondé leur compagnie avec cinq autres artistes dans un désir d’humaniser un art spectaculaire qui gommait parfois l’individu derrière les paillettes et les exploits. "Quand on a fondé la compagnie, on savait qu’il y avait une ouverture du public québécois au cirque à cause du succès du Cirque du Soleil, mais il y avait aussi une envie d’une autre esthétique, explique Soldevila. Vu la taille des productions, la vraie star, c’était le spectacle, ce qui provoquait une sorte de détachement entre les artistes et le public. C’est pourquoi dans notre premier spectacle, Loft, on était nous-mêmes, dans un appartement, et le public s’identifiait à nous." Le décor familier détonnait effectivement des grands chapiteaux et transformait la relation du public avec les acrobates. "Il y a un côté plus touchant quand on se dit que ça pourrait être nous, notre frère ou notre fils, ajoute Carroll. Ça met en perspective la réalité et les risques des arts du cirque, qu’on oublie parfois quand on pense que c’est juste quelqu’un d’extraordinaire, loin de nous."

Enfants du Cirque du Soleil où ils ont tous travaillé, Les 7 doigts de la main misent pour chaque production sur la personnalité de chacun de leurs membres et cherchent à créer une intimité avec le public. Leur premier spectacle portait cette griffe particulière: un cirque à échelle humaine qui intègre d’autres formes d’art, mais revient aussi à l’essence du langage circassien et s’oppose aux versions édulcorées de cet art. "On a un petit côté rebelle, affirme Soldevila, et le cirque n’est pas pour nous une agglomération de formes d’art, mais quelque chose de central. Il y a beaucoup de gens qui viennent d’ailleurs (du théâtre ou de la danse), qui dispersent les éléments du cirque, alors que nous, on voit les arts du cirque comme un moyen d’expression propre, le corps du spectacle."

Circassiens purs et durs, Les 7 doigts de la main ouvrent le cirque à d’autres disciplines, mais ne perdent jamais de vue leur langage premier, qu’ils personnalisent sans le dénaturer. "Le cirque mélange maintenant différentes formes d’art (on a des DJ, du théâtre, de la danse, de la pantomime), mais on voulait aller plus loin alors on a ajouté des textes dans les spectacles", explique Soldevila. Ils trouvent important que les artistes puissent s’exprimer, même si cela complique parfois les choses à l’étranger et les oblige à traduire. "Ça ajoute quelque chose d’humain d’entendre la vraie voix de quelqu’un, ajoute Carroll. Les artistes de cirque ont aussi une façon de jouer et de bouger différente de celle des acteurs et des danseurs, et il faut trouver leur essence, leur personnage à eux. On prend l’artiste comme base et on cherche la qualité et la vérité, là où il brille."

Comme par un effet de balancier face à la mondialisation et à l’abolition des frontières entre les pays et les arts, la petite compagnie montréalaise mise effectivement sur un retour aux sources, à une simplicité, à une humanité et à une individualité à contre-courant d’un certain goût pour le spectaculaire qui vise le toujours plus grand et plus gros. Séquence 8 traite d’ailleurs de la relation à l’autre, complexifiée en ce nouveau millénaire, que la compagnie fait renaître à travers l’intimité des rapports entre huit jeunes artistes. La sixième création est née du croisement entre le constat émis par Soldevila, comme quoi "l’autre ne nous affecte plus" mais nous définit pourtant, et l’émotion vécue par Carroll devant la proximité des huit artistes du spectacle, leur "chimie extraordinaire". "Ils sont tous très jeunes et je voulais saisir l’amitié à cet âge-là, explique-t-elle. Comment les jeunes se définissent par l’autre, cherchent leur identité à travers lui, et comment les personnes qu’on croise dans nos vies peuvent changer notre destin." Par des jeux de miroirs, de reflets, des réactions "chimiques" qui font que chacun se trouve transformé par l’autre, ce spectacle est donc né de la tension entre une perte de contact avec nos proches dans une société impersonnelle et l’exceptionnelle familiarité d’un groupe de jeunes. À travers une interaction avec le public et quelques pointes d’ironie, Séquence 8 investit à nouveau l’émotion du spectateur sans pour autant lésiner sur les prouesses techniques, fruit d’un travail de construction acharné et réglé au millimètre près, témoigne Soldevila.

Inventer le cirque

C’est d’ailleurs, selon eux, l’alliance de simplicité et de recherche artistique qui fait la marque du cirque québécois, libre et exempt du poids des traditions qui pèse ailleurs. "Les formes du cirque actuelles sont aussi différentes que celles de la musique ou de la danse, avance Soldevila. Je dirais que la forme contemporaine du cirque québécois est basée sur le mouvement, parce qu’il y a eu un lien très fort et très tôt entre les gens du cirque et les chorégraphes, mais il y a aussi un goût pour la simplicité, sans la dénigrer. Même s’il y a une vraie recherche, on a un souci de faire des spectacles pour le public. En France, on remarque une sorte d’intériorisation du cirque qui exclut le public. Le rapport entre l’art et l’émotion est dur. Nous, on croit dans le croisement entre l’art et le divertissement, comme les Américains."

À cela s’ajoute l’absence de lourde tradition du cirque, comme en France ou aux États-Unis, des pays qui ont dû s’affranchir d’un folklore circassien bien enraciné. "Le cirque contemporain en France est né, il y a une trentaine d’années, d’un désir d’aller à l’encontre des formes du cirque traditionnelles (paillettes, acrobaties, animaux), alors qu’ici, il s’est développé en toute liberté", poursuit Soldevila. Carroll, qui est arrivée de Californie en 1991, évoque aussi le facteur de la langue, chargée politiquement au Québec et qui aurait, selon elle, contribué à l’épanouissement des arts de la scène comme le cirque ou la danse. "Tout ce qui était parlé était polarisant", défend-elle. Le langage du corps avait donc la voie libre. Si ce fait culturel explique l’épanouissement du cirque québécois, la liberté dont il jouit appartient donc aussi à sa jeune histoire. Les Québécois n’ont pas eu à réinventer le cirque, ils l’ont tout simplement inventé, inspirés par leur environnement, leur époque, leurs artistes. La souveraineté par le cirque, dirions-nous, dont Les 7 doigts de la main sont un bel aboutissement.