Oleanna : Les lois de l’affrontement
C’est une pièce majeure du répertoire américain contemporain et l’une des œuvres les plus maîtrisées du célèbre dialoguiste David Mamet, brillant architecte d’un théâtre de confrontation dans lequel les mécanismes du langage sont mis à nus. Oleanna, dans une mise en scène et une interprétation de Vincent Côté et Olivia Palacci, prend l’affiche pour une deuxième série de représentations.
En août 2012, cette modeste mais très efficace production d’Oleanna n’avait été vue que par une poignée de spectateurs dans la salle Pauline McGibbons de l’École nationale de théâtre. Il est heureux que le Prospero permette à Vincent Côté et Olivia Palacci de présenter à nouveau leur spectacle, car, comme je le précisais dans une critique parue dans Le Devoir, cette pièce absolument majeure dans l’œuvre mamettienne n’avait pas été montée à Montréal depuis la production dirigée par Micheline Lanctôt en 1994 au Quat’Sous, avec les comédiens Germain Houde et Nathalie Mallette. «Or, écrivais-je, si cette pièce à la structure inviolable et aux répliques serrées ne laisse pas vraiment place à des relectures radicales, elle est toujours criante de pertinence.»
Vincent Côté se passionne pour la dramaturgie mamettienne depuis l’école de théâtre. Il a insisté pour traduire lui-même Oleanna, dont l’adaptation par Pierre Laville, parue chez Actes Sud, ne lui convenait guère. «À vrai dire je ne me suis même pas posé la question, dit-il. J’ai lu ce texte en anglais d’abord et pour bien rendre la langue de Mamet, pour favoriser un climat d’improvisation, de spontanéité, de ping-pong verbal, je voulais traduire moi-même l’aspect hachuré, cahoteux et direct de l’écriture, et m’approcher de la ponctuation d’origine, très précise.»
On comprend aisément cette posture. Si le dialogue, chez Mamet, crée une illusion de réalisme, chaque virgule, chaque silence, chaque hésitation, est le résultat d’un calcul dramaturgique précis et relève d’une exposition hyper-régulée des mécanismes de la conversation et de la confrontation verbale. Dans le cas qui nous occupe, cette orgie verbale se déploie dans la joute qui oppose un professeur d’université et l’une de ses élèves. Elle cherche à comprendre l’univers de haut savoir dans lequel son prof se complaît et qui lui paraît obscur. Elle met en doute sa manière de manipuler le langage, se méfie du jargon universitaire à partir duquel il exerce une autorité sur elle. Jusqu’à ce que les rôles s’inversent et que sa vision plus pragmatique du langage lui donne le dessus sur lui.
Lorsqu’elle prend conscience de son pouvoir et qu’elle brandit une accusation de harcèlement sexuel, le dialogue se transforme en confrontation explosive. C’est une fable sur le pouvoir des mots et sur le pouvoir que confèrent aux hommes l’appartenance à une communauté linguistique ou la maîtrise d’une langue de bois. C’est aussi une pièce déchirante sur les rapports homme-femme, inconsciemment déterminés par de vieux schèmes patriarcaux, et sur les rapports toujours complexes entre gens issus de classes sociales différentes. C’est finalement une pièce sur l’échec de l’utopie de l’éducation universelle, censée abolir les distinctions sociales et mener tout le monde vers le haut. C’est une pièce fertile, aux nombreux degrés de lecture. C’est ce qui a passionné Vincent Côté.
«J’aime la densité, explique-t-il. Jaime quand une pièce parle de plusieurs choses. J’adore qu’Oleanna parle du combat des classee sociales, des rapports homme-femme, du langage, de l’abus sexuel, des préjugés des spectateurs: je vois cette pièce comme une manipulation du public. Jamais Mamet ne donne de pistes, jamais il ne fournit d’indications claires par rapport aux intentions des personnages. On ne sait pas ce qu’ils veulent vraiment, on ne sait pas qui a tort qui a raison. Ils sont aussi fautifs l’un que l’autre, du moins dans notre vision, dans notre manière de jouer. C’est le choix qu’on a fait.»
Le principal défi pour les acteurs/metteurs en scène, qui se sont d’ailleurs connus dans un contexte prof/élève au Collège Brébeuf, est de manipuler le langage et de montrer l’évolution de chaque personnage à travers son rapports aux mots. «Le professeur utilise des mots très pointus, ce dont Mamet se moque un peu mais ça lui permet de critiquer l’abstraction du langage universitaire tout en soulignant sa richesse, sa polyphonie sémantique. L’étudiante a un tout autre rapport avec la parole: elle ne comprend pas l’idée d’utiliser les mots selon différents sens et elle se révolte contre sa tendance à refaçonner constamment le langage, comme s’il n’était jamais défini, comme si le sens d’un mot ne pouvait jamais être arrêté. Elle a un respect des concepts, des définitions, des cadres, et elle ne comprend pas qu’on puisse changer ça. Or, lorsqu’elle découvre la puissance de sa propre posture linguistique et qu’elle se met à utiliser un langage légal dans un sens strict et limitatif, il se produit une sorte de revanche linguistique; elle gagne du pouvoir en utilisant les mots sans aucune ambiguïté, en toute confiance.»
Ce qui ne signifie pas, loin de là, que la partie est gagnée pour elle. «Le titre de la pièce, Oleanna, évoque une communauté hippie fondée par des Norvégiens qui rêvaient d’une nouvelle société. Quelque part Mamet veut montrer que l’utopie de l’éducation a échoué, ou que l’utopie de la mobilité des classes sociales ne s’est pas réalisée. Carole vénère l’éducation, mais d’une certaine façon la pièce dit qu’on ne peut pas apprendre, qu’on ne peut pas changer de classe sociale, que l’éducation ne va pas lui permettre de changer de statut.»
Vincent Côté insiste toutefois sur le multiperspectivisme de la pièce. «À nos yeux, ce spectacle ne fait que proposer au spectateur un miroir de lui-même. On suppose que les spectateurs vont projeter leurs propres convictions ou préjugés sur cette pièce. On veut qu’ils se commettent. Rien n’est noir ou blanc, mais le débat induit par cette violente confrontation entre un prof et son étudiante est absolument passionnant.»
Dans quel camp vous rangerez-vous? Rendez-vous au Théâtre Prospero pour entamer le débat.