Les flâneurs célestes : Le ballet des incompris
Scène

Les flâneurs célestes : Le ballet des incompris

Comme des Lucky et Pozzo postmodernes, les deux personnages imaginés par l’auteure américaine Annie Baker égrènent le temps en espérant trouver l’inspiration, jusqu’à ce qu’ils rencontrent un adolescent timoré qui bouscule leur étrange routine. Les flâneurs célestes, dans une mise en scène de Jean-Simon Traversy, est une délicate ode aux laissés-pour-comptes de l’Amérique.

Ce n’est pas En attendant Godot, mais il y a bel et bien quelque chose de beckettien dans cette pièce au rythme doux, faite de courtes scènes et de dialogues en apparence badins, dans laquelle une humanité écorchée se dessine par petites touches, avec une grande attention pour les détails.

Jasper (Mathieu Quesnel) et Kevin (Eric Robidoux) sont dans la trentaine mais pour eux, le monde des possibles semble déjà fort rétréci. Jasper a perdu sa copine et son univers s’écroule. Ne lui reste que son amour de Bukowski et son roman en chantier, qui ne verra jamais le jour. À ses côtés, Kevin apprivoise ses errances mentales en buvant du thé aux champignons magiques et se rappelle les vieilles chansons de leur défunt band. Deux flâneurs qui se sont échoués sur la terrasse arrière d’un café quelconque: leur seul refuge contre un monde trop gris dans lequel ils ne semblent pas trouver de place. Ce sont des glandeurs, certes, mais surtout des penseurs hors-cadre, qui ont abandonné l’idée de correspondre aux dicktats de leur société parce qu’ils ont compris que le rêve américain ne trouverait pas de prise sur leurs personnalités décalées. Ils pensent le monde à travers une logique accidentée et une touchante fragilité, en observant les détails qui échappent aux autres, par le biais d’une amitié de peu de mots mais de sentiments vrais.

Comme Lucky et Pozzo qui attendent Godot, ils semblent allumés d’un feu, d’une quête, d’une attente, d’un espoir discret. C’est sans doute pour cette raison qu’ils s’amourachent d’Evan (Laurent Pitre), un jeune employé du café qui, de sa naïveté et sa fraicheur, leur laisse entrevoir un monde de possibilités nouvelles. À partir de leur rencontre avec l’ado craintif et réservé, la pièce change de registre et devient un touchant récit de transmission et d’apprentissage, à travers lequel l’adolescent va apprendre à se libérer de ses chaînes et à apprivoiser ses nouveaux amis sans les juger. La beauté de ce texte très subtil est de rappeler l’une des merveilles de l’adolescence, qui se vit dans le malaise mais parfois aussi dans une formidable ouverture à l’autre, à l’abri des jugements rapides et infondés.

Leur amitié est improbable, comme le sont leurs conversations pleine de silences, de confusions et de décalages. Mais à travers les discussions de cet étrange trio se révèle une histoire de complicité simple et de compréhension naturelle de l’autre, doublée d’une ode aux marginaux dont la pensée est négligée mais mériterait parfois un peu d’éclairage.

La mise en scène de Jean-Simon Traversy, d’ailleurs, approche ces personnages avec une troublante véracité, s’appuyant sur un trio d’acteurs hyper-solides qui ne se laissent pas démonter par l’improbable partition faite de micro-actions et de dialogues de peu de mots et de quelques chansons. Pas évident de cerner ces personnages hors-norme et de donner de la consistance à cet univers qui, pour se dévoiler véritablement, ne se présente pas sans une certaine apathie et une certaine banalité. Jouer la banalité du quotidien en y insufflant autant d’âme et de sincérité, ce n’est pas donné à tous.

L’équipe, suivant une bonne idée du traducteur David Laurin, a aussi fait l’étonnant choix du bilinguisme en faisant du jeune Evan un anglo à qui les deux trentenaires écorchés répondent en français sans que le tissage des langues ne sonne improbable. À l’image de Montréal et de ses croisements culturels quotidiens, la discussion entre ces trois jeunes égarés fait fi des barrières linguistiques. Voilà qui ajoute une couche de sens et donne de l’épaisseur à la rencontre: parce qu’ils sont peu soucieux des normes contraignantes du monde dans lequel ils vivent, ils sont les plus aptes à dépasser les conflits identitaires éculés pour arriver à rencontrer véritablement l’autre, tout en restant fidèles à ce qu’ils sont. Utopique? De moins en moins, à mesure que s’affirme dans l’espace public une nouvelle génération de Québécois décomplexés par rapport à la présence anglophone, et dont la vision de l’identité francophone ne se construit pas nécessairement dans un rapport antagoniste avec l’altérité anglophone.

C’est une interéssante perspective, à tout le moins. Elle va d’ailleurs dans le sens de la démarche élargie de la compagnie LAB87, qui s’attarde à créer des ponts entre Montréal et New York et à inscrire le théâtre québécois francophone au cœur du territoire américain. Je suis d’avis qu’il y a là un champ très fécond, qu’il faut continuer à labourer.