Olivier Choinière / Abécédaire des mots en perte de sens : Combat contre la langue édulcorée
Scène

Olivier Choinière / Abécédaire des mots en perte de sens : Combat contre la langue édulcorée

Pour une deuxième année consécutive, Olivier Choinière convie 26 auteurs à un Abécédaire des mots en perte de sens, où chacun lit sa lettre à une personnalité publique au sujet d’un mot édulcoré ou galvaudé par l’usage ou par le jeu politique actuel. Parce que l’espace public a perdu le sens du discours, il espère que les auteurs dramatiques sauront rectifier le tir. Entrevue.

VOIR: Sommes-nous à votre avis dans une époque où la manipulation du langage atteint un sommet? Était-ce vraiment mieux autrefois?

Olivier Choinière: «Les mots en perte de sens dans le discours public et dans les médias, ça ne date effectivement pas d’hier. Jean Chrétien, à l’époque de son règne, avait déjà un rapport particulier avec la langue. Sa langue était peut-être un peu plus libre et plus échevelée que celle des politiciens d’aujourd’hui, mais il y avait quand même une torsion tout à fait calculée de sa part. Or, on sait qu’il était plus érudit que ce qu’il voulait bien laisser croire et qu’il maîtrisait mieux la langue et la culture savante que ce qu’il laissait paraître. Je me souviens d’une anecdote que m’a racontée un jour un philosophe qui s’était étonné de recevoir de la part du premier ministre un appel de félicitations pour l’un de ses livres. Jean Chrétien lui avait alors dit qu’il ne pouvait pas témoigner de son intérêt pour la philosophie dans l’espace public par peur de perdre son électorat. Ce genre de comportement linguistique, évidemment, n’a fait que grandir depuis l’ère Chrétien: aujourd’hui c’est uniformément répandu et ça s’est empiré. La liberté de parole du politicien est quasi-disparue, ensevelie par la rectitude politique et par la ligne de parti. Ils parlent presque tous une langue sans aspérités.»

VOIR: Comment l’expliquez-vous? La faute au marketing envahissant toutes les sphères de la vie publique? Aux médias et à leur rapidité chronique?

Olivier Choinière: «On participe tous de ce phénomène, et je dirais même que les artistes et le milieu culturel en sont parfois les premiers fautifs. Les clichés, les mots qui perdent du sens, ont bien sûr été vidés de leur substance par des milieux plus puissants que le milieu du théâtre. Mais les auteurs dramatiques, s’ils ne font pas attention, peuvent facilement reconduire des clichés et des contre-usages. C’est pour ça que j’avais envie d’adresser cette question-là d’abord à des auteurs de théâtre. Parce que ce sont eux qui travaillent le mieux la langue vivante, qui s’occupent précisément, en art, de la notion de discours. Je pense que la situtation est telle que, de nos jours, tout discours public est perçu comme mensonger, et plus personne ne s’en scandalise. La joute politique et sociale se joue maintenant au-delà des mots, et les mots ne servent qu’à remplir un espace factice et assumé comme tel, sans que personne ne s’en formalise. Comme si, chaque fois qu’on ouvre la bouche, ça ne veut plus rien dire.»

Philippe Ducros lors de l'Abécédaire 2013
Philippe Ducros lors de l’Abécédaire 2013

 

VOIR: Certains mots utilisés dans la langue quotidienne désignent effectivement aujourd’ hui des réalités très éloignées du sens originel qu’on leur conférait jadis. Faut-il pour autant cesser de les utiliser?

Olivier Choinière: «Le mot démocratie, par exemple, ou le mot révolution, ont changé de définition souvent et se retrouvent parfois aujourd‘hui accolés à des marques, des publicités, ou des jokes. Même ceux qui, avec leur plus grande sincérité, les réutilisent dans un sens qui est plus proche de leur sens premier, ne peuvent y arriver. Ça tombe à plat. Trop de mots sont devenus des fourre-tout; on en vient à se demander quelle fonction ils viennent remplir dans le discours, sinon la seule fonction de remplir le vide. Je pense donc que, oui, comme auteur, nous sommes condamnés à constamment définir et remettre en contexte les mots que nous utilisons dans nos textes ou dans le discours, pour s’assurer que nos interlocuteurs soient au même diapason et qu’on s’entend à peu près sur les mêmes notions. Sinon c’est le chaos total.»

VOIR: Le printemps érable avait teinté la première édition de l’Abécédaire. Cette fois-ci, avec un gouvernement libéral de retour au pouvoir avec ses gros sabots d’austérité, peut-on s’attendre à ce que les auteurs réfléchissent particulièrement au démantèlement de l’État-providence auquel nous assistons?

Olivier Choinière : «C’est évidemment un abécédaire qui s’articule dans un rapport assez direct avec la joute politique. Ce n’est pas une revue de l’année en tant que telle, mais les événements politiques de l’année 2014 y seront auscultés. Les auteurs, toutefois, ont été invités à envisager le politique au sens large, y incluant le monde médiatique, les effets de mode, les clichés du milieu culturel et du milieu du théâtre (car on ne peut pas s’exclure du lot). Il y aura évidemment une charge contre une certaine vision néo-libérale du monde, c’est inévitable avec des artistes dont la sensibilité est généralement plus à gauche et s’érige contre la destruction du modèle social-démocrate. Mais en même temps, l’idée n’est pas de faire une série de lettres ouvertes.»

Christian Lapointe lors de l'Abécédaire 2013
Christian Lapointe lors de l’Abécédaire 2013

 
VOIR: Quel est le sens, pour vous, de l’envoi des lettres à de réelles personnalités publiques? En espérez-vous vraiment quelque chose? Une réponse?

Olivier Choinière: «Le fait d’écrire une lettre et de l’adresser à quelqu’un en particulier fait que le travail sur les mots et sur le langage s’effectue plus en profondeur et avec davantage de subtilités. C’est d’abord dans le geste de l’envoi que réside pour moi le sens de la démarche. Ça donne à chaque lettre une importance réelle et à son auteur une responsabilité d’écrire sincèrement, en laissant de côté la bullshit, ou l’esbrouffe. J’espère évidemment des réactions ou des réponses, mais le sens du geste est le même si les missives demeurent lettre morte. Car il s’agit aussi de revendiquer la place du théâtre comme agora, comme lieu de parole publique et d’expression connecté au monde qui l’entoure (mais avec ses propres moyens). Il s’agit de mettre le théâtre dans la sphère politique – et j’ai choisi des auteurs qui ont ce désir et cette impulsion.»

26 lettres : Abécédaire des mots en perte de sens est présenté les 10 et 11 décembre au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

 

Les lettres paraîtront cette semaine aux éditions Atelier 10