Théâtre à lire: Z pour Zone euro, de Stanislas Cotton
Scène

Théâtre à lire: Z pour Zone euro, de Stanislas Cotton

À Mons capitale culturelle 2015, Olivier Choinière a orchestré une nouvelle version de son Abécédaire des mots en perte de sens: une occasion de découvrir des auteurs wallons dont les préoccupations sociales rejoignent les nôtres. Nous vous offrons en intégralité la lettre du Bruxellois Stanislas Cotton, qui s’adresse à une jeunesse dépitée par une eurozone qui n’a pas rempli ses promesses, enrichissant les banques au détriment des peuples. 

S’inspirant presque toujours de l’actualité politique et sociale la plus brûlante, les textes de Stanislas Cotton ont notamment décortiqué la guerre, scrutant avec attention et émotion et le besoin qu’ont les humains de s’entredéchirer jusqu’à des extrémités dérangeantes. Le joli monde, Les Dents et Le Fauteuil, formant une trilogie, auscultent ainsi la pulsion guerrière avec rigueur mais aussi poésie: la langue de Cotton est peu à peu déréalisée, improbable.

S’il est inquiet de la guerre, il se questionne aussi sur les sociétés occidentales graduellement entièrement tournées vers leurs activités économiques, au détriment d’un humanisme qui a fondé nos civilisations modernes.

À Mons, dans le cadre de l’événement Ailleurs en Folie qui met en lumière le théâtre montréalais, Cotton a répondu à l’invitation du compatriote Olivier Choinière et a écrit, autour du mot « zone », une lettre à une jeunesse (et en particulier à ses fils) qu’il souhaite encore nourrie d’espoir, même si les promesses de prospérité et de justice sociale de l’eurozone n’ont pas été remplies. Un regard ancré dans les enjeux économiques de l’Europe mais dans une situation globale à laquelle l’Amérique n’échappe pas.

Nous vous offrons l’intégralité de cette lettre qu’il a lue sur la scène de la Maison Folie dans une toute nouvelle version du spectacle Abécédaire des mots en perte de sens.

 

Notre journaliste est à Mons avec le soutien des Offices jeunesse internationaux du Québec (LOJIQ) et de Wallonie-Bruxelles Tourisme.

 

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Z pour Zone euro : une lettre à la jeunesse

par Stanislas Cotton

 

Stanislas Cotton
Stanislas Cotton

 

Rome, le 31 août 2015,

 

Salut Jeunesse,

Si je prends la peine de t’écrire, c’est que je suis embêté. On m’a envoyé un mot auquel je dois penser. Un mot que je dois peloter, triturer, détricoter, bref…soumettre au bistouri de ma plume pour en retrouver le sens. Et si je suis embêté, c’est qu’à ce mot en est accolé un autre, qui le rend peu sympathique pour les citoyens que nous sommes, il s’agit du mot « zone » suivi du mot « euro ». L’antipathie prend tout de suite le dessus, n’est-ce pas ? A entendre le nom de cette zone à la mine défaite par les nuits blanches que son coffre-fort nourrit de cauchemars, la nausée n’est pas loin.

Territoire, espace, secteur, périmètre…de l’intime à l’universel : zone. De la zone où zonent les zonards à la « zone euro », elle est mise à toutes les sauces. De Z.A.C. à Z.U.P l’acronyme triomphe : ce borborygme aux lettres anonymes si proche du rot.

Et nous avons aujourd’hui, la « Z.E. ». Une « Z.E. » source de puissants tracas dont tout le monde oubliera un jour la provenance démocratique et qui pourtant dictera sa loi.

Et pourtant, nous y avons cru. Oui, nous pensions qu’une ère nouvelle s’ouvrait, une ère de prospérité et de justice sociale. Des états européens allaient ouvrir leurs frontières et partager la même monnaie. Nous pensions qu’un avenir radieux nous souriait enfin. Nous avons déchanté, ô combien. « Zone euro » : zone d’influence, zone litigieuse, zone critique, égo-zone. Zone d’impact, zone sismique, zone tribale, zone d’intérêt, or-zone – je veux dire gold-zone –, fric-zone, zone de combat, zone de mort, vanité-zone, que sais-je encore… « Z.E.», si richement dotée de qualificatifs, bigarrée, multicolore, mais que des messieurs en col blanc, rêvent uniforme, insipide et sans odeurs, soumise et obéissante aux injonctions du capital, « Z.E. » où des financiers chaussés de lourdes bottes dansent en saluant le bras tendu le cours des devises et l’indice de la bourse. « Zone euro », enfin, aux manitous cravatés-serrés, qui oeuvrent à l’écrasement de ceux qui remettent à l’ordre du jour les espérances collectives.

Défions-nous de ces messieurs qui ont vendus leur âme à l’obscénité des banques. Tu le peux, Jeunesse, nous le pouvons ! Nous pouvons combattre leur vocabulaire, le castagner, le tamponner, l’impolir, le rendre inopportun, déplacé, discourtois, impropre à la bienséance. Nous pouvons leur crier : quel langage débraillé, quelle irrévérence, quel parler déjanté ! Que ces messieurs, cols blancs-cravatés, sont mal embouchés !

Nous pouvons nous serrer les coudes et leur ficher notre pied au cul ! Tannons-les, plumons-les et foutons-les dehors. Nous redonnerons du sens à nos existences et nous rénoverons les manuels.

Nous abolirons les zones monétaires pour favoriser la pratique du troc, nous dézinguerons les zones interdites pour les rendre d’intérêt général. Nous enverrons promener les secondes et les troisièmes zones qu’on nous file systématiquement, nous prônerons la réquisition des zones militaires à des fins artistiques, nous liquiderons les Z.A.C., les Z.A.D., les Z.E.P., les Z.I.F., les Z.I., les Z.E.E., les Z.U.P., nous tempèrerons les zones à risques, consolerons les zones de combat, nous arroserons les zones désertiques à des fins agricoles, nous cajolerons les zones polaires pour les rendre tropicales et enfin les zones sensibles redeviendront érogènes.

La zone et tous ses copains et copines du dictionnaire reprendront goût et couleurs, retrouveront leur instinct, leur caractère, ils reprendront vie, tout simplement. Et nous aussi, nous recommencerons à vivre.

Arthur, Guillaume, mes fils, la langue est un bien précieux. Certains politiques tentent aujourd’hui de la tailler, de la réduire, de lui ôter son âme, certains tentent de la dépouiller au nom de la simplification, de la rationalisation, ou tout simplement, au nom de l’abrutissement général. Ceux-là n’ont pour vocabulaire que beau ou laid, que riche ou pauvre, que grand ou petit, que oui ou non, ils détruisent, avec la langue, l’espace même de la pensée car c’est bien entre le oui et le non qu’il se situe, et avec lui, la liberté, qui sans l’extraordinaire diversité des possibles se retrouvent irrémédiablement derrière des barreaux. Il y a dans ce travail de sape de l’esprit du mépris pour le citoyen, et pour paraphraser Albert Camus, quand une forme de mépris intervient en politique, le fascisme n’est pas loin.

Stanislas, Papa, qui vous aime.