Société

Le culte de l’impuissance : Du Viagra pour l’État

Afin de justifier son inaction et son laisser-faire dans le domaine économique, l’État nous dit toujours qu’il est impuissant à contrôler les marchés financiers. Dans The Cult of Impotence, son dernier essai, la journaliste LINDA MCQUAIG dit que c’est faux. Selon elle, l’État PEUT régulariser les marchés, mais il ne le VEUT pas. Une entrevue menée par Richard Langlois, économiste et auteur de Requins, un ouvrage-choc sur la rapacité des banques.

Rare femme à écrire des essais sur les questions économiques, Linda McQuaig est une journaliste torontoise qui a notamment travaillé pour le Globe and Mail, le Toronto Star et le magazine Maclean’s. Dans The Cult of Impotenceª, son dernier essai paru récemment chez Viking, l’auteure combine brillamment le journalisme d’enquête, la vulgarisation de concepts économiques complexes et une vision résolument de gauche, pour jeter un éclairage nouveau sur les enjeux que soulève la mondialisation des marchés financiers, et critiquer le laisser-faire de l’État.
Preuve que McQuaig n’a pas la langue ni la plume dans sa poche et qu’elle dérange l’establishment, le magnat Conrad Black déclarait un jour sur les ondes de Radio-Canada que cette femme mériterait le fouet!!!
Nous l’avons jointe à son bureau à Toronto.

Contrairement à l’idée largement répandue, vous dites qu’il est faux que la mondialisation de l’économie enlève aux gouvernements leur capacité d’agir efficacement en matière économique et sociale. Vous parlez même de mythe. Pourquoi?

Je ne crois pas que les gouvernements soient aussi impuissants qu’ils le prétendent, qu’ils aient perdu toute marge de manouvre.

Prenons le cas canadien. La meilleure illustration de cette observation est le budget fédéral de 1995, lorsque Ottawa a coupé tous azimuts dans les transferts aux provinces et dans les programmes sociaux. On se rappellera que le ministre des Finances Paul Martin entretenait la psychose du déficit et nous jurait qu’il n’y avait aucune solution de rechange aux coupures si on voulait éviter la décote des agences de crédit ou la fuite des capitaux.

Or, au même moment, Goldman Sachs, une importante agence financière de Wall Street, nous révélait, dans un rapport très peu diffusé, que la principale cause du déficit au Canada était le chômage endémique!

Justement, les libéraux de Jean Chrétien avaient fait campagne avec une plate-forme axée sur l’emploi. Dès qu’ils ont été élus, ils se sont empressés de réaliser un virage à 180 degrés et se sont lancés dans la croisade anti-déficit que l’on connaît. N’ont-ils pas ainsi fait la preuve de leur impuissance et, par ricochet, de l’impossibilité pour tout gouvernement de s’attaquer sérieusement au chômage?
Pas du tout! Ce virage nous démontre surtout comment les gouvernements peuvent devenir malhonnêtes lorsqu’ils ne sont pas sous haute surveillance de la population. Quant au taux de chômage persistant qui afflige le pays, il est avant tout le résultat de l’obsessionnelle politique de lutte à l’inflation menée par la Banque du Canada depuis une quinzaine d’années. En maintenant les taux d’intérêt à des niveaux excessifs, les dirigeants de la Banque centrale ont étouffé l’économie. Pour faire image, je dirais qu’ils ont pratiqué le sadomonétarisme!

A mon avis, une politique monétaire plus souple, comme celle adoptée par nos voisins américains, nous aurait certainement permis de limiter les dégâts. Cela étant dit, les succès des Américains sur le front du chômage ont été réalisés dans un environnement général de laisser-faire qui a fortement accentué les inégalités là-bas. Or, rien ne nous empêcherait de combiner l’approche monétaire plus souple avec des politiques économiques et sociales plus équitables.

A l’heure actuelle, les transactions de devises et d’actions s’élèvent à environ 1 500 milliards de dollars par jour sur les marchés financiers internationaux, soit quatre fois les échanges de biens et services. La croissance du «monstre financier» semble hors de notre contrôle, particulièrement depuis l’avènement de la révolution informatique qui accélère la circulation des capitaux. Les gouvernements invoquent souvent l’argument technologique pour justifier leur incapacité à réguler les marchés financiers.

On touche ici au cour du mythe de l’impuissance.
Il est vrai qu’on pouvait autrefois encadrer aisément les mouvements de capitaux et que le développement rapide des technologies informatiques a rendu la chose plus difficile. Mais dire que l’argent circule plus vite est une chose, et dire qu’on ne peut rien contrôler en est une autre. Certes, les moyens informatiques sophistiqués facilitent et multiplient les transactions financières. Mais l’autre côté de la médaille est que cette quincaillerie nous dote de tous les outils nécessaires pour suivre à la trace et réglementer les mouvements de capitaux.
Pour s’en convaincre, il suffit de voir ce que les États des pays riches peuvent déployer comme moyens pour retracer l’argent blanchi en provenance des transactions de drogues. Ces technologies sont extrêmement puissantes. Tout dépend de l’utilisation que l’on en fait. Nos gouvernements peuvent contrôler les marchés financiers. C’est avant tout une question de volonté politique.

A cet égard, l’idée de taxer les transactions financières à l’échelle internationale est avancée par certains comme un bon moyen de freiner la spéculation et l’instabilité financière qu’elle provoque. Mais encore là, la plupart des gouvernements occidentaux s’y opposent en qualifiant la mesure d’irréaliste. Pourtant, quand on voit les effets catastrophiques qu’ont entraînés les récentes crises financières en Asie et au Mexique, n’y a-t-il pas urgence d’agir?
D’entrée de jeu, je dirais que de nombreuses études confirment la faisabilité d’un tel mécanisme et que les considérations techniques n’expliquent pas la controverse que soulève ce projet.

Parmi ceux qui s’objectent à l’instauration de la taxe Tobinª (du nom de James Tobin, économiste américain et Prix Nobel), il y a ceux qui s’appuient sur des motifs idéologiques. Pour eux, tout ce qui entrave la liberté des marchés doit être rejeté. Puis, il y a bien sûr les financiers eux-mêmes qui résistent farouchement parce que la taxe réduirait à la fois leur marge de manouvre et leurs profits. Leur attitude n’est donc guère surprenante.

En revanche, la résistance des gouvernements surprend davantage. Il est intéressant de se rappeler que notre ministre des Finances jonglait avec l’idée de la taxe Tobinª il y a quelques années. Et Paul Martin n’était pas seul puisque le Secrétaire au Trésor américain était lui aussi séduit par la mesure. Mais les deux se sont heurtés à une très forte opposition, non seulement de la part des marchés financiers, mais à l’intérieur de leurs propres ministères!

Devant ce tollé et, surtout, devant l’absence de débat et de pressions populaires, ils ont retraité. Il y avait peu de dividendes politiques à escompter et il était tellement plus facile de satisfaire les marchés financiers en ne faisant rien! Et puis, peut-on trouver meilleur motif que l’impuissance pour justifier l’inaction?
Il est d’ailleurs ironique de constater que cette impuissance est sélective. On trouve beaucoup de testostérone pour lutter contre l’inflation et le déficit, mais très peu pour s’attaquer au chômage. C’est drôle, quand la population force les dirigeants à agir dans le sens de ses intérêts, ils retrouvent soudainement toute leur vigueur!

Vous voulez dire que le manque d’information ou le peu d’intérêt de la population pour certaines questions laissent le champ libre à nos décideurs?

Oui. Le meilleur exemple est ce qui arrive avec l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI). On nous a dit que cet accord était indispensable dans un contexte de mondialisation de l’économie. Que c’était inévitable. Puis, les groupes organisés et la population se sont engagés dans le débat et les résistances se sont organisées tant au Canada qu’aux États-Unis et en France. Et devinez quoi? Les gouvernements ont reculé et se posent maintenant beaucoup de questions sur l’AMI!
Pour moi, cet épisode est très révélateur. Ça nous montre que toutes ces politiques sont loin d’être inéluctables. C’est de la foutaise de prétendre que les orientations économiques préconisées par nos gouvernements découlent de lois économiques naturelles. Ce sont des choix purement politiques que l’on peut influencer, appuyer ou freiner.

A l’heure actuelle, il existe un consensus à l’effet que le comportement chaotique des marchés financiers est extrêmement pernicieux. Cette prise de conscience nous donne l’occasion de procéder à des changements pour renforcer le contrôle démocratique de l’État plutôt que la mainmise des marchés financiers. A bien des égards, la période que nous traversons, caractérisée par une domination complète des marchés financiers, rappelle celle qui a précédé la Deuxième Guerre mondiale et qui a entraîné par la suite un retour du balancier avec l’avènement de l’État providence.

Malheureusement, après les avancées qu’ont connues nos sociétés au cours de la période 1940-1970, nous sommes entrés dans un long backlash. Au fond, l’enjeu n’est rien de moins que de retrouver un minimum de démocratie. y

The Cult of Impotence: Selling the Myth of Powerlessness in the Global Economy
Viking, 1996, 305 p.