Société

Santé Canada : Organisme sous influence?

Des documents volés; des scientifiques incités à approuver des produits dont ils se méfient; une direction à qui il arrive de passer outre aux recommandations de ses chercheurs… La Direction de la protection de la santé de Santé Canada, qui est censée veiller à notre sécurité, est éclaboussée par une série de scandales. Peut-on encore lui faire confiance?

«Je n’arrive pas à croire que je suis au Canada lorsque je vous entends raconter que vos dossiers ont été volés», a lancé le sénateur canadien Eugene Whelan, visiblement décontenancé, à une demi-douzaine de chercheurs qui témoignaient devant le Comité sénatorial permanent de l’agriculture en octobre dernier.
Le sénateur ontarien n’était pas le seul à ne pas en croire ses oreilles ce jour-là. Une journaliste du quotidien The Globe and Mail qui assistait à la séance raconte avoir eu l’impression d’assister à une scène sortie tout droit d’un épisode des X-Files.

C’est que ces dossiers volés ne représentent que la pointe d’un énorme iceberg. Cet événement est au centre de toute une série d’allégations qui semblent remettre en question l’indépendance et l’intégrité de la Direction de la protection de la santé (DGPS) de Santé Canada, chargée de protéger les Canadiens.

Parmi ceux qui ne prennent pas ces allégations à la légère, on compte la Fédération des producteurs de lait du Québec. Dans le mémoire qu’elle a remis au Comité sénatorial, elle recommande que l’on confie à nul autre qu’au vérificateur général du Canada la mission de faire la lumière sur lesdites allégations et de tirer toute cette histoire au clair.

Le directeur de l’information de la Fédération des producteurs de lait, Jean Vigneault, ne cache pas son inquiétude et souligne le rôle crucial de la DGPS de Santé Canada. «C’est très important. C’est ce qui permet de bloquer l’entrée en masse des produits pharmaceutiques, entre autres. C’est là qu’on évalue l’innocuité des aliments ou des médicaments», explique-t-il. En clair, la DGPS veille à ce que ce les produits que nous consommons soient sécuritaires.

Les vaches ne rient plus
Ce qui avait mis la puce à l’oreille des sénateurs, c’est une plainte déposée par six chercheurs de Santé Canada devant la Commission des relations de travail de la fonction publique du Canada (un tribunal indépendant sur les relations de travail des employés du secteur public), il y a environ six mois.

A la base de la plainte, une décision de la direction de la DGPS selon laquelle les six chercheurs devaient quitter leurs départements respectifs. On avait, semble-t-il, besoin d’eux ailleurs. Or, ces chercheurs avaient tous participé à un moment ou à un autre au processus d’évaluation d’une hormone de croissance bovine baptisée somatotrophine, que la compagnie de biotechnologie américaine Monsanto tente d’introduire au pays depuis une dizaine d’années. L’hormone en question, injectée aux vaches, permet d’augmenter la production de lait d’une bête de trois à cinq kilos par jour.

Ce qui a mis la puce à l’oreille des sénateurs, donc, c’est précisément le dossier présenté par les chercheurs lors du dépôt de la plainte. Un dossier étoffé, affirme Blair Stannard, vice-président de l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada, le syndicat qui représente les chercheurs de Santé Canada. «Il contenait, entre autres, un rapport dans lequel les chercheurs recommandaient que l’hormone ne soit pas approuvée avant qu’une série de tests à long terme soit effectué», précise-t-il. Un rapport confidentiel.

Dans ce dossier de près de six cents pages, on apprend, en outre, que des membres de la direction auraient exigé que les chercheurs modifient leur rapport. Les chercheurs s’y étant opposés, ils affirment que Santé Canada les a punis en leur ordonnant d’ouvrer au sein d’autres départements. La Commission des relations de travail devrait trancher d’ici deux semaines.

Santé Canada a interdit aux chercheurs en question de s’adresser aux médias. Toutefois, le Comité sénatorial, ayant décidé de tenir des audiences sur l’hormone de croissance bovine et ses implications sur la santé et la sécurité des humains et des animaux, a obtenu que les chercheurs puissent témoigner sans crainte de représailles. Le rapport du Comité paraîtra en janvier.

Notre santé livrée à l’industrie
Les sénateurs membres du Comité de l’agriculture ont donc entendu des dizaines de témoins. Des six chercheurs, à une série de spécialistes des biotechnologies, en passant par des représentants de la compagnie Monsanto, dont l’hormone de croissance bovine est utilisée aux États-Unis depuis près de cinq ans. Tous et chacun y ont évidemment défendu leurs points de vue. Ce sont toutefois les six chercheurs qui ont volé la vedette, grâce à leurs révélations sur les problèmes internes de Santé Canada.

On y a appris que des documents avaient été dérobés dans le bureau d’une chercheuse à l’époque où elle participait au processus d’évaluation de la somatotrophine; mais aussi que les six chercheurs ayant subi des pressions de membres de la direction n’étaient vraisemblablement pas les premiers à faire face à cette situation. Il semble également que la direction de Santé Canada passe parfois outre aux recommandations de ses propres employés lorsqu’il s’agit d’homologuer des produits. Un chercheur a de plus affirmé qu’à la fin des années 80, la compagnie Monsanto, qui tente depuis dix ans de faire homologuer son hormone, a offert un ou deux millions de dollars lors d’une rencontre avec des membres de Santé Canada.

«Nous en avons appris assez pour nous prouver que Santé Canada n’est pas dirigé de la façon dont vous et moi voudrions qu’il le soit. Lorsque vous avez six chercheurs prêts à mettre leur emploi en jeu pour sonner l’alarme, ça fait peur…», estime le sénateur Eugene Whelan, qui a été ministre fédéral de l’Agriculture pendant plus de dix ans et qui se questionne aujourd’hui sur l’indépendance de la DPGS.

Blair Stannard partage cet avis. Cinglant, il soutient que ce n’est plus la santé des citoyens qui prime aujourd’hui, et que certains membres de la direction du ministère ont tout intérêt à développer de bonnes relations avec l’industrie. «Lorsque les hauts fonctionnaires de Santé Canada quittent leur poste, certains se dirigent vers des instituts de recherche mis sur pied par les compagnies pharmaceutiques», raconte-t-il.
Joel Weiner, directeur général par intérim de la politique de planification et de coordination de la DGPS, se défend des accusations portées contre Santé Canada et son processus d’évaluation de la somatotrophine. «Ce que je peux vous dire, c’est que s’il y a eu des pressions de la part de Monsanto, elles n’ont pas réussi puisque ça fait neuf ans qu’elle tente, en vain, de faire homologuer son hormone.»

La GRC mène l’enquête
Un malheur n’arrivant jamais seul, Santé Canada se retrouve également sur la sellette à cause d’implants mammaires. Au début des années 80, des implants mammaires de type MEME ont été commercialisés au pays. Quelques années plus tard, en 1990, l’un des chercheurs de la DPGS, Pierre Blais, a examiné attentivement les implants et en a conclu qu’ils posaient un risque pour la santé et qu’ils devaient être, par conséquent, interdits.

Pierre Blais soutient que peu de temps après sa découverte, certains de ses employeurs ont tenté de le faire revenir sur sa décision. Comme il refusait, on l’a congédié. Il a contesté cette décision et on a dû le réembaucher. Il ainsi pu quitter la DPGS de son propre chef.

Un an plus tard, alors que vingt-cinq mille Canadiennes avaient adopté les implants, le manufacturier donnait raison au chercheur et retirait son produit du marché. Les implants contenaient une substance cancérigène. Il n’en fallait pas plus pour que l’une des victimes porte plainte et pointe Santé Canada du doigt. A l’heure actuelle, la GRC mène l’enquête, qui s’ajoute à celle déjà en cours, et qui devrait déterminer la responsabilité de Santé Canada dans l’affaire du sang contaminé.

L’avocat Mario Simard ne cache pas que Santé Canada a perdu des plumes, et a des croûtes à manger avant de regagner la confiance des consommateurs. «La confiance, ça se mérite», lance-t-il. Le ministère l’a chargé de prendre la tête d’une réforme de la législation en matière de santé. «La science évolue très rapidement et les nouveaux produits sont de plus en plus complexes. Santé Canada doit s’adapter.»

La directrice de la Fédération nationale des associations de consommateurs du Québec, Nathalie Saint-Pierre, qui ne s’est jamais gênée pour critiquer le fonctionnement de Santé Canada, demeure perplexe. Elle a demandé au gouvernement canadien une subvention afin de réaliser une étude sur les processus d’évaluation des aliments au pays, mais aussi à l’étranger. Question d’en tirer des leçons. Une étude qu’elle compte réaliser malgré les changements annoncés par l’organisme fédéral.

«Ils font le ménage, mais un ménage, c’est pas toujours bon. En faisant le ménage, on jette parfois des bonnes affaires et on en conserve des mauvaises.»

Hormone bovine: beaux conflits d’intérêts
Ces jours-ci, Santé Canada se montre excessivement prudent quant à une éventuelle homologation de l’hormone de croissance bovine. Deux comités consultatifs mis sur pied par le Collège royal des médecins et l’Association canadienne des vétérinaires, à la demande de Santé Canada, ont été chargés de vérifier si l’hormone en question posait un risque pour la santé des humains et des animaux. Ces comités devraient faire connaître leurs conclusions d’ici la fin décembre.
Néanmoins, un communiqué de Santé Canada émis il y a quelques jours semble accorder une importance bien mince aux conclusions de ces comités. Le ministère y affirme que «tout dépendant de leurs conclusions, de nouvelles études à long terme pourraient s’avérer nécessaires»; et qu’il «analysera l’avis des comités d’experts, déterminera s’il y a lieu de réaliser d’autres études ou certaines recherches, et examinera les conclusions des experts à la lumière des recommandations de la Commission du Codex (établie par l’Organisation mondiale de la santé) qui se réunira l’été prochain».

Bien sûr, cette prudence est justifiée par la série de scandales qui éclaboussent l’organisme fédéral; mais ça n’explique pas tout. En effet, le Conseil des Canadiens a découvert que plusieurs experts membres des deux comités sont «favorables à cette hormone ou pourraient profiter de son utilisation». A titre d’exemple, Réjeanne Gougeon, membre de l’un des comités, aurait déjà travaillé comme consultant pour Monsanto, la compagnie qui a mis l’hormone au point! Quant à Stuart McLeod, président de ce même comité, sa femme aurait travaillé pendant quinze ans pour l’une des filiales de Monsanto. Qui plus est, les experts de l’un des deux comités ont été sélectionnés par l’Association canadienne des médecins vétérinaires… qui a donné son aval à l’hormone en 1994.
Bonjour l’objectivité.